Une justice pénale en sursis

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès

J’ai la conviction que la justice pénale – pour aller vite, celle qui consiste à punir et en particulier à envoyer des gens en prison – disparaîtra dans les prochaines années au profit d’un autre contrôle social. Tous ces procès correctionnels que je m’obstine à suivre sur le terrain des salles d’audience, parce qu’ils reflètent une réalité qu’actuellement on ne trouve pas ailleurs, sont une survivance d’un système qui, expression belge dont je ne vois pas d’équivalent en français, « tourne fou ». Comme toujours, la seule issue paraît alors d’accentuer les vices de ce système et de frapper plus fort, fût-ce en tapant sur le mauvais clou.

Tout le monde admet, parmi les observateurs, commentateurs et penseurs de la justice pénale, qu’il faudrait vider les prisons d’un nombre considérable de justiciables qui, dans leur intérêt comme dans le nôtre, ne devraient pas s’y trouver. Toutefois, alors même que la justice, en général, est de plus en plus critiquée, on ne cesse de s’adresser davantage à elle, en sorte que les procès pullulent et font croître l’arriéré judiciaire, confinant au déni de justice. Et, plus on recourt à la justice, plus on remplit les prisons, non seulement de condamnés, mais aussi de détenus « préventifs » dont on ne manque pas de rappeler sentencieusement qu’ils sont présumés innocents. On les entasse les uns sur les autres dans des conditions qui ruinent irrémédiablement toute velléité d’humanisme. On fait de ces prisonniers des sortes d’esclaves des temps modernes, c’est-à-dire n’ayant pas le même statut que celui des citoyens ordinaires. On a longtemps cru que les prisons étaient des lieux d’amendement. Le dernier avatar de cette conception de la justice pénale a été le mouvement dit de défense sociale nouvelle des années 1950, à savoir que les auteurs de crimes ou de délits étaient des gens qui se trompaient, qui n’avaient pas compris que leur intérêt était de réintégrer la société, de redevenir légalistes, de comprendre que la loi est bonne tandis que toute autre attitude reviendrait à l’anarchie qui ménage toujours le triomphe des plus forts sur les faibles. Le mouvement de défense sociale nouvelle est largement périmé. Plus personne n’y croit, de même que plus personne ne croit à l’amendement de prisonniers dont on voit bien que, loin de les bonifier comme du bon vin qu’on met en cave un certain temps, on en fait tout au contraire des bêtes sauvages n’ayant plus rien à perdre pour recouvrer leur liberté.

Le bilan est désastreux et risque de devenir à court terme, car tout s’accélère, d’un prix insupportable. La machine s’enraie en quelque sorte d’elle-même.

Je croyais, par une erreur de calendrier, vous parler dans ce billet de l’arrêt qui doit être prononcé dans l’affaire dite du collège Saint-Pierre, mais c’est un peu comme le monstre du loch Ness, dont nul ne sait plus s’il est fictif ou non, virtuel ou non. J’ignore bien entendu quelle sera l’économie de l’arrêt qu’on rendra dans cette affaire. Mais, ce qui doit nous retenir, me semble-t-il, sur la base des débats, est que tout est en place pour qu’on entérine l’innocence impossible. A savoir que, même si les prévenus n’ont pas commis les actes de pédophilie qu’on leur reproche, s’il n’y a pas de preuves à ce sujet, ils auraient dû se douter que les enfants dont ils avaient la garde avaient été victimes de sévices, de la part d’autres personnes inconnues, et auraient donc dû leur venir en aide. On déplace ainsi la responsabilité pénale vers des horizons insoupçonnables. Il y a pourtant longtemps qu’on sait, ou qu’on croyait savoir, que l’on peut être un citoyen irréprochable et un misérable, professer les meilleurs principes et exercer concomitamment les pires méchancetés à l’abri du mur de la vie privée. C’est ce qu’on ne veut plus. On demande des comptes jusque dans les alcôves. On traque ce qui était jusqu’à ce jour hors du champ de la justice pénale: les intentions, le secret des consciences, les lâchetés privées, en somme le poids que les religions font peser dans le plateau des « mauvais » lors du jugement dernier. C’est embrasser beaucoup. La conséquence est flagrante: on parvient de moins en moins à clôturer des procès, sinon même à les faire. Quel que soit l’arrêt qu’on prononcera dans l’affaire dite du collège Saint-Pierre, il semble infiniment probable qu’il y aura un pourvoi en cassation et donc, qu’on n’en aura pas fini de sitôt. Et qui sait quand commencera le procès Dutroux et consorts? L’an prochain, vraiment ? Or ces deux affaires, exemplaires pour toutes sortes de raisons évidentes, sont représentatives de ce que pourraient être presque tous les procès correctionnels. On pourrait tous les complexifier de la même manière, au point de les rendre impossibles, à tout le moins interminables.

Jusqu’à quand la responsabilité pénale, personnelle, de ceux qui font l’objet d’une défense aussi acharnée sera-t-elle encore compréhensible pour le public? La justice n’est rien sans les gens mais la question sera d’autant plus lancinante que derrière ces équivoques, des milliers de justiciables pourrissent en prison.

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