Une femme déraille

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Dans Gentille, Sophie Fillières trace le portrait loufoque mais significatif d’une jeune femme en rupture de normalité, idéalement jouée par Emmanuelle Devos

Tout semble aller bien dans la vie de Fontaine Leglou. Son métier d’anesthésiste lui plaît, et elle vit avec Michel un amour partagé. Mais quand son compagnon, avec lequel elle habite depuis plusieurs années déjà, se met à penser mariage et lui fait sa demande, elle se surprend elle-même à ne savoir que répondre. Et la trentenaire bien dans sa peau de s’interroger, sans doute, sur cette existence qu’elle mène, sur ce potentiel mariage qui fixerait les choses, comme le ferait ensuite, probablement, la venue d’un enfant. Fontaine Leglou va dès lors s’offrir une échappée hors des sentiers battus, prenant le temps de flotter au gré de déambulations sans but, de rencontres fortuites, dont celle de Philippe, un médecin que des problèmes mentaux ont amené dans la clinique psychiatrique où travaille notamment la jeune femme…

Ne dit-on pas d’un individu soupçonné de folie qu’il  » déraille « , comme un train sortant de la voie ? Sur un mode savoureux de loufoquerie assumée, Gentille explore les possibles d’une  » sortie de rails  » existentielle, vécue par un personnage saisi d’effroi à la perspective de poursuivre sa vie sur la même voie balisée jusqu’à son terminus. La comédie burlesque, nourrie de quiproquos et de rebon- dissements, sied à un propos que bien d’autres auraient abordé par le versant du drame. Mais Sophie Fillières, réalisatrice déjà du très amusant Aïe, est de ces cinéastes qui préfèrent l’humour, sachant que sous tout bon comique se cache une forme de tragique. Et s’il s’avère inégal, trop écrit parfois, le parcours hors norme de son nouveau film réussit à susciter le rire tout en invitant, sans lourdeur indigeste, à nous questionner nous-mêmes.

Héroïne de sa propre vie

 » Au départ, j’ai imaginé cette scène où Emmanuelle Devos était cette jeune femme à l’air rayonnant et épanoui, et qui pourtant va se mettre en danger dans les jardins de Notre-Dame, se faisant tirer le portrait au risque de voir émerger une grosse caricature « , se souvient Sophie Fillières qui vit d’emblée dans cette séquence  » une façon de dire tout à la fois que le personnage va bien… et qu’il ne va pas si bien que ça, au fond « . Pour avoir déjà travaillé avec elle sur Aïe (où sa s£ur Hélène Fillières tenait le rôle principal), la réalisatrice savait qu’Emmanuelle Devos serait l’interprète idéale de Fontaine Leglou,  » une femme qui tout d’un coup se regarde comme l’héroïne de sa propre vie « .  » Emmanuelle a cette aura de femme épanouie, cette solidité foncière, que n’ont pas la plupart des autres actrices françaises, poursuit Fillières, et dont j’avais besoin pour pouvoir confronter son personnage à une suite de situations absurdes, où le burlesque est poussé jusqu’au dernier point.  »

Pour entourer sa remarquable vedette, la réalisatrice a fait le choix heureux de comédiens complices, comme Bruno Todeschini dans le rôle du compagnon de Fontaine, Lambert Wilson jouant avec délectation le personnage du médecin  » fou « , et le duo Bulle Ogier-Michael Lonsdale pour camper un couple de parents terribles. Ce plaisir des acteurs, allié à celui de gags visuels et verbaux souvent drôles, font de Gentille un spectacle appréciable, qu’on quitte avec le sourire et, en tête, quelques idées de nature à prolonger ce qui est, aussi,  » une réflexion sur les beautés mais aussi les pièges du bonheur et ceux de la liberté, sur ce qui est normal et sur ce qui ne l’est pas « . Quant à Emmanuelle Devos, déjà si formidable chez Audiard ( Sur mes lèvres), Fonteyne ( La Femme de Gilles) et Desplechin ( Rois et reine), elle confirme sa stature d’actrice la plus passionnante et la plus imprévisible de sa génération.

Louis Danvers

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