La contre-offensive de l’armée ukrainienne dans la région de Kharkiv a surpris les troupes russes, dégarnies sur ce front. © reuters

Une déroute prélude à une défaite?

Le Vif

La spectaculaire avancée de l’armée ukrainienne au sud de Kharkiv apparaît comme un tournant dans le conflit. Elle est le fruit d’une habile diversion et met en évidence les lacunes des Russes. S’en remettront-ils?

L’histoire retiendra sans doute qu’en ce début du mois de septembre 2022, la guerre en Ukraine a connu un tournant. Avec la reprise des villes d’Izioum et de Koupiansk dans la province de Kharkiv, à l’est du pays, les Ukrainiens ont infligé une deuxième déroute aux Russes après leur retrait de la région nord de Kiev au mois d’avril. Début d’une débâcle générale ou revers aux conséquences limitées pour la Russie? Il est trop tôt pour le déterminer. La réussite de la contre-offensive ukrainienne à Kharkiv livre, en tout cas, nombre d’enseignements sur la conduite de la guerre.

Koupiansk et Izioum sont deux nœuds ferroviaires que l’armée russe utilisait pour assurer l’approvisionnement de ses hommes. «Toutes les positions russes dans le Donbass en sont fragilisées, analyse Joseph Henrotin, chargé de recherche à l’Institut de stratégie comparée à Paris. La contre-offensive pourrait permettre aux Ukrainiens de reprendre, à terme, le terrain pris par les Russes pendant la bataille du Donbass, sachant que les troupes des deux républiques séparatistes de Louhansk et de Donetsk sont fragilisées parce qu’elles ont souvent été utilisées, par les Russes, comme de la chair à canon.»

Pour l’expert militaire, cette contre-offensive ouvre une quatrième phase dans la guerre. La première a lieu quand les Russes s’emparent de l’essentiel des territoires ukrainiens. Elle finit en avril avec leur retrait du nord du pays: ils ne menacent plus Kiev et Kharkiv est désenclavée. La deuxième phase est lancée lorsque Moscou annonce se concentrer sur le Donbass et la conquête des territoires des provinces de Louhansk et de Donetsk, qui échappent encore aux forces des républiques séparatistes depuis 2014. Ils occupent la quasi-entièreté de la première à la faveur de la prise de Severodonetsk et de Lyssytchansk début juillet. Mais ils peinent à progresser dans la seconde. La troisième phase de la guerre commence au même moment. Les Ukrainiens s’attachent à frapper les lignes russes dans la profondeur. Ils reçoivent l’ armement occidental, se forment, effectuent un travail pas très visible mais qui permet de déboucher sur la quatrième phase. D’abord annoncée sur Kherson, plus au sud, la contre-offensive se déploie surtout à l’est, autour de Kharkiv. Décryptage en quatre questions-réponses.

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1. Comment cette percée éclair a-t-elle été possible?

«Cette annonce de la contre-offensive de Kherson est une des plus belles diversions que l’on ait vues dans l’histoire militaire récente, avance Joseph Henrotin comme première explication de la déroute des troupes russes dans la province de Kharkiv. Les Ukrainiens ont donné quelques signes tangibles que la contre-offensive aurait lieu dans le sud. Ils ont dévoilé des images de renforts qui étaient localisés du côté de Mykolaïv et d’Odessa. Les Russes sont tombés dans le panneau. Ils ont envoyé des renforts du Donbass et de Kharkiv vers le front sud. On observait encore des mouvements dans cette direction quelques heures avant l’offensive ukrainienne à l’est. L’ armée russe s’en est trouvée affaiblie. Cette vulnérabilité a été exploitée par les Ukrainiens.»

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Le chargé de recherche de l’Institut de stratégie comparée pointe une autre explication au «repositionnement stratégique sur le Donbass» avancé par le ministère russe de la Défense pour justifier l’abandon des positions d’Izioum et de Koupiansk. «Je pense que les Russes ont atteint leur « point culminant » au mois de juillet (NDLR: date de leur dernière avancée, les prises des villes de Severodonetsk et de Lyssytchansk). Il s’agit du point au-delà duquel tout effort devient contre-productif.» Joseph Henrotin en donne deux raisons principales: la résistance ukrainienne, qui a créé une attrition côté russe, et les caractéristiques intrinsèques de l’armée de Moscou qui dépend énormément de son commandement et autorise très peu d’initiatives aux unités sur le terrain. Une dimension qu’ont pu exploiter les Ukrainiens en frappant en deuxième ligne les postes de commandement, les unités d’appui, les dépôts de munitions, par exemple. «En définitive, l’armée russe s’est retrouvée sur le terrain en demande constante d’ordres et, au niveau du commandement, submergée par les actions à mener faute de les avoir déléguées. A un moment donné, la machine s’est enrayée. On l’a observé début juillet.»

En reprenant le contrôle des villes d’Izioum et de Koupiansk, les Ukrainiens privent les Russes de deux nœuds ferroviaires très utiles pour l’approvisionnement de leurs troupes.
En reprenant le contrôle des villes d’Izioum et de Koupiansk, les Ukrainiens privent les Russes de deux nœuds ferroviaires très utiles pour l’approvisionnement de leurs troupes. © getty images

Avec les pertes déjà subies et un recrutement compliqué ou déficient à force de faire appel à des prisonniers ou des sans-abri, la tentative de Moscou de rectifier le tir n’aurait pas produit les résultats escomptés. Tandis que les Ukrainiens, dans le même temps, ont gagné en expérience. «Si on s’ en tient à une estimation conservatrice, on peut dire que les forces armées russes (armée de terre, parachutistes, infanterie de marine…) ont perdu un tiers de leurs chars, un sixième de leurs véhicules de combat d’infanterie et 13 à 14% de leurs hélicoptères Ka-52. Et on peut continuer à aligner les chiffres de ce type. En réalité, l’armée russe est en train d’être éviscérée», conclut Joseph Henrotin.

2. Quel rôle joue l’ armement occidental?

On l’a vu en Crimée et dans l’est du pays cet été, les Ukrainiens ont multiplié les frappes à l’arrière de la ligne de front de l’armée russe. On imagine que le matériel sophistiqué livré par les Occidentaux, notamment les lance-roquettes multiples américains Himars et les canons français Caesar, ne sont pas étrangers à cette nouvelle stratégie.

«L’ armée ukrainienne a réalisé un véritable miracle logistique qui a consisté à passer de systèmes d’artillerie qui étaient d’origine soviétique – les DS3, les DS5, utilisant du 152 et du 122 mm, qui lui ont posé des problèmes de munitions en avril-mai – à du matériel d’artillerie occidental de calibre de 155 mm, les Caesar, les PzH 2000, les FH70, les M777… Cela leur a permis de frapper les Russes à distance, ce qui est plus confortable, souligne Joseph Henrotin. Puis sont arrivés les Himars et les M270. Avec, en définitive, assez peu de matériel, sept Himars et neuf M270 (NDLR: un autre modèle de lance-roquettes multiples), les Ukrainiens se sont retrouvés en capacité de frapper à quelque 80 kilomètres avec une précision de guidage par GPS. Cela a changé complètement la dynamique du conflit. De ce point de vue, on peut dire que les armes occidentales ont sauvé la mise à l’Ukraine.»

Moscou a justifié le retrait de son armée du sud de Kharkiv pour des raisons stratégiques liées à la défense des provinces de Louhansk et de Donestk.
Moscou a justifié le retrait de son armée du sud de Kharkiv pour des raisons stratégiques liées à la défense des provinces de Louhansk et de Donestk. © getty images

3. Qu’en est-il de l’ attaque sur Kherson?

Si la contre-offensive sur Kherson a servi de diversion pour celle menée au départ de Kharkiv, les troupes ukrainiennes sont potentiellement en danger dans le sud du pays. Le lundi 12 septembre, Kiev a pourtant fait état de la reconquête de 500 km2 de territoire dans cette région (sur 6 000 km2 repris aux Russes depuis le début du mois, a annoncé Volodymyr Zelensky). Joseph Henrotin évoque une évolution du conflit qui pourrait pénaliser l’armée russe. «Une partie des forces redéployées par les Russes dans le sud, entre Kherson à l’extrémité ouest du dispositif russe et le fleuve Dniepr, se retrouve sur une « île », observe l’expert. A l’origine, il y avait déjà très peu de ponts entre la zone occupée par les Russes et l’est de leur dispositif, un pont routier et un ferroviaire à Kherson, la même chose à Nova Kakhovka. C’est un premier aspect qui transforme cette bande de terrain en île. Le deuxième est que la marine russe n’opère plus dans la partie occidentale de la mer Noire qui jouxte ce territoire depuis la destruction du Moskva (NDLR: le croiseur attaqué le 23 avril par les Ukrainiens). Il est dès lors peu probable qu’ elle envoie des bateaux pour évacuer par la mer les forces qui se trouvent là.»

«Ces derniers jours, l’armée russe nous montre ce qu’elle a de mieux: son dos», a déclaré, le 10 septembre, le président Volodymyr Zelensky.
«Ces derniers jours, l’armée russe nous montre ce qu’elle a de mieux: son dos», a déclaré, le 10 septembre, le président Volodymyr Zelensky. © getty images

Selon les méthodes de calcul, entre vingt et trente groupes bataillonnaires, comprenant chacun six cents à huit cents hommes, seraient ainsi potentiellement pris au piège au sud de la province de Kherson et menacés par une avancée des troupes ukrainiennes. Si, toutefois, l’armée de Kiev peut mener deux véritables contre-offensives de front…

4. Quelles perspectives la contre-offensive ouvre-t-elle?

«La guerre en Ukraine est sans doute la démonstration la plus parfaite qu’il n’y a pas de déterminisme en stratégie, décrypte Joseph Henrotin. Le 24 février, j’étais très sceptique, comme beaucoup, quant à la capacité des Ukrainiens de résister longtemps. Depuis 2014, on savait que les soldats ukrainiens étaient combatifs. Le doute se situait plutôt à l’échelon supérieur, la hiérarchie. Etait-elle au niveau pour exploiter ces gars-là? En définitive, l’opération défensive visant à retarder la progression de l’adversaire a été extrêmement bien menée, notamment avec de la guérilla. Très honnêtement, la victoire ukrainienne, stratégiquement, politiquement, est déjà une réalité. On a tellement vu l’armée russe comme puissante. Le fait qu’elle patine encore six mois plus tard, qu’elle recule même, c’est une défaite en soi. Au-delà de ce constat, la victoire militaire ukrainienne est désormais probable. On en est là.»

Joseph Henrotin
Joseph Henrotin © F. PAUWELS

Une perspective difficilement imaginable à l’entame du conflit tant la comparaison entre les deux armées était défavorable à l’Ukraine. Mais pour le spécialiste des questions militaires, la situation a considérablement évolué. «Certes, il y encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais le bilan parle pour les Ukrainiens, note-t-il. Les Ukrainiens ont plus de personnel. En matière de matériel, sur le théâtre, cela devient équivalent. Ils ont clairement, aussi, la supériorité morale. Dans la région de Kharkiv, ils sont accueillis avec des fleurs. Ce n’est pas le même type d’accueil que les Russes y ont reçu. On ne perçoit pas de phénomène de fatigue de la guerre du côté ukrainien. Enfin, il y a l’appui international. Durera-t-il? Là est l’inconnue. C’est la raison pour laquelle les Ukrainiens ont intérêt à avancer vite. L’hiver va arriver. Quand les populations européennes commenceront à avoir froid, la situation pourrait être plus délicate à gérer pour un certain nombre de dirigeants européens. Mais cela ne devrait pas être le cas pour les Etats-Unis, qui est le premier fournisseur de matériel aux Ukrainiens.»

Le 13 mai, le chef du renseignement militaire ukrainien, Kyrylo Boudanov, avait prédit un «tournant» dans la guerre en août et la fin du conflit avant le 31 décembre 2022. Pour Joseph Henrotin, une victoire ukrainienne avant Noël est de l’ordre du scénario possible.

Le «Uber de l’ artillerie»

«Une armée du XXe siècle fait face à une armée du XXIe siècle. Celle-ci profite d’un certain nombre d’avantages en matière d’utilisation du renseignement, de souplesse d’emploi des hommes et des matériels, soulignait, dès le mois de mai au Vif, le spécialiste des questions de défense Pierre Servent en comparant les pratiques russe et ukrainienne dans le conflit.

Abondant dans ce sens, Joseph Henrotin salue la capacité des Ukrainiens à généraliser, au sein de leurs forces armées, des innovations créées par des individus. Il en donne pour exemple une application pour smartphone qui permet la coordination des tirs d’artillerie. «Un ancien officier de réserve ukrainien a inventé une espèce de Uber pour l’artillerie. Avec un smartphone, un chef de pièce peut commander un tir d’appui. L’application calcule la batterie la plus proche pour l’effectuer. Les données de localisation de l’objectif sont envoyées à l’artilleur. Celui-ci opère le tir et peut se retirer. Cela change la manière de faire de l’artillerie. Auparavant, vous deviez avoir une batterie d’artillerie, plusieurs canons, un poste de commandement, des véhicules d’appui, du soutien logistique, etc. Avec une masse semblable de véhicules, vous étiez vulnérables.»

Le chargé de recherche à l’Institut de stratégie comparée n’hésite pas à qualifier cette invention de «système de contrôle de tirs d’artillerie le plus avancé au monde». Il permet en tout cas aux Ukrainiens de réduire leurs pertes d’artillerie.

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