Reni Eddo-Lodge, l'une des personnalités phares de la Grande-Bretagne progressiste. © Amaal Said

Une colère noire

En invitant la penseuse britannique passionnée et en colère Reni Eddo-Lodge en ouverture d’un festival bruxellois entièrement consacré à la littérature et aux écrivains, Passa Porta choisit une ouverture idéalement militante.

Dans les rares entretiens qu’elle accepte encore de donner à son sujet, elle l’abrège en Why I, tant elle est lasse d’en dérouler le titre complet. Elle a, sans doute, exagérément été amenée à le faire. En 2018, Why I’m no longer talking to white people about race ( Le racisme est un problème de Blancs, en VF) a fait de son auteure, la journaliste, essayiste et militante Reni Eddo-Lodge, 29 ans aujourd’hui, l’une des personnalités les plus écoutées de la Grande-Bretagne progressiste. Entre-temps, le livre a raflé de nombreux prix, dont celui de l’essai de l’année. Le Times, quant à lui, a été jusqu’à comparer le texte à La prochaine fois, le feu, de James Baldwin, l’un des plaidoyers antiracistes les plus importants de la littérature américaine (1963). Abondamment traduit, par ailleurs encore largement controversé pour ce que certains nomment son radicalisme, son livre a paru il y a quelques mois en français, et son auteure devenue icône, qui anime aussi un podcast très suivi, About Race, se multiplie aux quatre coins du monde. Evénement rare, elle fera un arrêt à Bruxelles, le 28 mars (1).

pourquoi la simple idée d’un James Bond noir fait-elle hurler ?

Comme beaucoup d’histoires désormais, celle-ci a commencé sur Internet. Le 22 février 2014, la Londonienne Reni Eddo-Lodge publie un article sur son blog. Son titre : Pourquoi je ne parlerai plus de race (2) avec les Blancs. De son propre aveu, il ressemble à une lettre de rupture avec la  » blanchité « . La jeune femme noire y explique que la majorité des Blancs continuent de refuser de reconnaître la réalité du racisme et ses symptômes. En particulier, elle s’avoue de plus en plus fatiguée et frustrée de la manière dont les discussions sur les discriminations dont sont victimes les personnes de couleur en Grande-Bretagne sont menées par des personnes qui ne sont pas touchées par la situation. Le ton est cinglant. Le propos idéalement provocateur. Il soulève un véritable flot de réactions – gratitudes mais aussi insultes. Dépassée par l’ampleur du débat qu’elle a créé, celle qui déclare l’échec de la société postraciale annoncée par l’élection de Barack Obama envisage alors de s’atteler à l’écriture d’un véritable essai, contredisant là son serment de silence.

Ecrire pour ne plus parler

Son livre, Reni Eddo-Lodge a l’intelligence de le faire commencer comme un récit d’apprentissage. Ses premières lignes témoignent de l’itinéraire d’une jeune femme née à l’est de Londres de parents d’origine nigériane. Reni a 19 ou 20 ans quand, un peu au hasard du programme de son université, elle choisit un cours sur la traite négrière transatlantique. Une révélation. La jeune femme prend conscience de l’étendue de sa méconnaissance. Elle n’est pas la seule. La faute notamment à un enseignement inadapté et monoculturel dans un pays qui, pourtant, est loin de l’être.  » De quelle histoire étais-je l’héritière pour me sentir étrangère là même où j’étais née ? « , se demande-t-elle alors. L’amie blanche avec qui elle s’est inscrite abandonnera, elle, le programme après quelques cours seulement…  » Avec le recul, je pense que je lui en voulais parce que j’avais l’impression que sa couleur de peau l’autorisait à se désintéresser du passé violent de la Grande-Bretagne, à fermer les yeux et à passer son chemin. Alors que pour moi, se soustraire à ce type d’enseignement était tout bonnement impensable.  » C’est le début de son engagement. Déjà sensibilisée au féminisme ( » C’est lui qui m’a donné un cadre pour commencer à comprendre le monde. C’est du féminisme, qui m’a aidé à renforcer mon estime de moi, qu’a pu naître mon antiracisme « ), Eddo-Lodge militera désormais au croisement de ces deux discriminations que sont le racisme et le sexisme (ce qu’on appelle intersectionnalité). En sept chapitres tour à tour historiques et sociologiques, le livre expose le problème de la place des personnes racisées en Grande-Bretagne aujourd’hui, et examine à l’aide de formules marquantes comment notre peau nous façonne – plus ou moins consciemment – selon sa couleur.  » Etre blanc, c’est être humain ; être blanc, c’est être universel. Je ne le sais que trop, car je ne suis pas blanche.  » L’un des principaux apports de l’essai, qui creuse par ailleurs la culture populaire (pourquoi la simple idée d’un James Bond noir fait-elle hurler ? ) autant que la récurrence tragique de certains faits divers, est ainsi de distinguer en des termes particulièrement clairs les actes de racisme directs et évidents (la partie émergée de l’iceberg) et le racisme structurel, celui qui est incrusté dans la société.

Le premier pas pour les Blancs qui veulent aider aux relations interraciales afin de changer la société ? Prendre conscience de leurs privilèges.  » Chers amis Blancs, vous devez parler de race avec les autres Blancs. Oui, vous serez peut-être taxé d’extrémiste, mais vous n’avez rien à perdre. Parlez-en avec d’autres Blancs qui ont confiance en vous. Parlez-en avec d’autres Blancs dans des milieux où vous avez de l’influence. Si vous portez votre privilège non mérité comme un fardeau, essayez d’en faire bon usage, de l’utiliser là où il peut changer les choses.  » Ironique, documentée, furieuse et inspirante, Reni Eddo-Lodge appelle à une prise de conscience qui ne soit ni du côté de l’indifférence, ni du côté de la culpabilisation. Mais d’une mise en marche grisante.  » Je n’arrêterai jamais de parler de race. Toute voix qui s’élève contre le racisme réduit un peu sa puissance. Nous ne pouvons plus nous taire. Il nous faut élever la voix. « 

(1) A Passa Porta, à Bruxelles (46, rue Dansaert), à 20 heures.

(2) Controversé, le terme  » race  » a été retiré de la Constitution française en 2018, mais il est repris comme la traduction du  » race  » anglais dans la version française du livre.

Bruxelles en toutes lettres

Laure Kasischke, Russell Banks, Marie NDiaye, Maylis de Kerangal, Delphine de Vigan, Adeline Dieudonné, Milena Agus, Fatou Diome, In Koli Jean Bofane, Paolo Giordano, Jonathan Coe, Asli Erdogan, Brecht Evens, Régis Jauffret, Lola Lafon, Ali Smith, Lize Spit, Lyonel Trouillot, David Vann… ne sont que quelques-uns des invités d’un festival prestigieux, au casting véritablement international. Après l’ouverture avec Reni Eddo-Lodge le jeudi 28 mars, le festival Passa Porta organise un concert littéraire  » Goodbye, hello  » en écho au Brexit avec Jonathan Coe le vendredi 29 mars, et une soirée Reading Brussels le samedi 30 mars. Outre les traditionnels rencontres, lectures et débats, la maison de la rue Dansaert annonce aussi une  » human library  » où emprunter des livres vivants, des promenades urbaines littéraires, des conversations avec des lecteurs imaginaires, un apéro littéraire et musical, une séance de lecture, par leurs auteurs, d’extraits de leur roman en cours d’écriture, du slam, des siestes sonores, un happening culinaire et littéraire, des workshops pour les enfants… En tout, 100 propositions, (principalement) en trois langues.

Passa Porta festival : dans différents lieux de Bruxelles, du 28 au 31 mars. www.passaporta.be

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