Une autre façon de filmer le monde

Le documentaire retrouve un regain d’intérêt dans les salles. Dans la foulée du succès international de Bowling for Columbine, le Festival d’Amsterdam qui lui était consacré a pris la température d’un genre encore fragile.De notre envoyé spécial

De notre envoyé spécial

Bowling for Columbinen’est certainement pas le premier documentaire à faire son cinéma sur grand écran mais son tonitruant succès – en Amérique comme en Europe – a le mérite de dépoussiérer les idées préconçues sur le genre. Michael Moore, déjà acclamé pour Roger and Me– sa vision décapante de la fermeture des usines General Motors à Flint, Michigan – est non seulement un trublion génial mais aussi un cinéaste d’envergure. Qui parvient à poser des questions palpitantes sur la santé mentale des Américains et leur goût maniaque des armes, à travers l’histoire d’une tuerie menée par deux lycéens dans une « banlieue tranquille » de l’Amérique. Evidemment, tout le monde n’a pas son étourdissant toupet comme celui d’aller chez K-Mart (la plus grande chaîne de magasins des Etats-Unis et, accessoirement, du monde), en compagnie de deux jeunes types dans un sale état, rescapés du massacre, pour demander des comptes à l’entreprise qui vend allègrement fusils et balles, y compris aux mineurs. K-Mart finira par promettre, face caméra, d' »arrêter de vendre des munitions dans les nonante jours ».

Et c’est là que le documentaire dépasse la fiction en agissant sur le cours du réel. D’une autre façon que Michael Moore – récompensé cette année au Festival d’Amsterdam qui organisait une rétrospective de son travail -, Agnès Varda agit également sur le réel. Il y a deux ans, elle proposait Les Glaneurs et la glaneuse, gros succès en salles et à la télévision. Parallèlement à un questionnement sur la vieillesse physique, le film montrait cette « France d’en bas » vivant de ce qu’elle glane sur les fins de marchés et autres lieux de consommation d’occasion. Le récent Festival d’Amsterdam a programmé Deux ans après. Varda y parle beaucoup des retombées de son film précédent par le courrier et les innombrables objets – évidemment glanés – qu’elle reçoit désormais des quatre coins du monde.

Sur grand écran

Le documentaire sur grand écran est une idée qui fait son chemin. Iran sous le voile des apparences,de Thierry Michel, vient de terminer huit semaines de présence à Bruxelles, son précédent, Mobutu, roi du Zaïre -16000 entrées en Belgique – a fait le tour du monde. La France, qui multiplie les expériences, a fait un vrai triomphe au Etre et avoir de Nicolas Philibert: plus d’un million d’entrées au cinéma. Et la Suisse a récemment engrangé 30 000 spectateurs pour War Photographer, portrait minéral du photographe de guerre américain James Nachtwey. Généralement, la Belgique est encore frileuse sur la question et les réels succès publics sont rares. Mais chez Cinélibre – qui distribue en Belgique Bowling for Columbine – on est ravi du succès du film, qui enregistre déjà 25000 entrées sur neuf copies. Christine Eloy explique que « le bouche-à-oreille fonctionne extrêmement bien. Un signe de réussite vient du nombre important de demandes des ciné-clubs et des milieux scolaires. Mais le film, dont on rêve qu’il arrive au chiffre magique de 100000, bénéficie également de son ancrage dans l’actualité et d’un élément important, l’humour ». A titre de comparaison, Le Pianiste, de Polanski, récompensé à Cannes et considéré comme un succès, en est, chez nous, à 130000 entrées.

Ce phénomène relativement récent d’immixtion du documentaire dans le circuit traditionnellement réservé à la fiction ne doit pas cacher que, pour certains, le documentaire est en crise. D’abord, parce qu’il ne peut guère se passer des télévisions qui, malgré la multiplication des chaînes thématiques, raisonnent souvent en termes de « genre »: document animalier, historique, d’aventures. Les films hybrides, qui brassent plusieurs notions, ont du mal à trouver un diffuseur. « Le documentaire va beaucoup moins bien qu’il y a dix ans, j’ai l’impression qu’il ne bénéficie plus du même intérêt des chaînes qu’alors. Peut-être parce qu’aujourd’hui, le regard sur la réalité est concurrencé par la télé-réalité », jette Peter Brosens, cinéaste belge reconnu pour ses beaux films sur la Mongolie. Membre du jury du Festival d’Amsterdam l’année dernière, il y siégeait cette année comme consultant. Toute la journée, il aiguille réalisateurs et producteurs sur les pistes de financement qui conviennent le mieux aux projets. Toute la journée, il se confronte au casse-tête de pouvoir réunir les acteurs adéquats dans le même film. On peut, par exemple, montrer à un « gros distributeur allemand » un projet d’anthropologue légiste enquêtant sur les disparus à Chypre et s’entendre dire ceci: « Chypre n’est pas assez sexy ( sic), essayez plutôt quelque chose de plus dans l’actualité, l’Afghanistan par exemple. » On a l’impression que les « gros projets » qui brassent des thèmes toujours porteurs, parfois racoleurs – les enfants prostitués, le trafic d’armes, le terrorisme, etc.- écrasent des films sur les turbulences du monde au regard plus personnel.

Dans l’enfer du pitch

Ainsi, le Français William Karel, auteur d’oeuvres de grande qualité sur l’extrême droite, habile défaiseur de mythes, habitué aux cases d’Arte, de France 2, 3 ou 5, sait que rien n’est jamais acquis. « L’année dernière, je suis venu  »pitcher  » ici, au Forum d’Amsterdam, et je me suis fait démolir en deux temps, trois mouvements. » A Amsterdam, le « pitch » est aux réalisateurs ce que l’arène était aux gladiateurs: l’occasion de sauver sa peau ou plutôt la peau de son film. Dans l’enceinte du Paradiso, une ancienne église transformée en lieu de concerts, les « pitcheurs » ont sept minutes – et pas une seconde de plus – pour vendre leur projet aux producteurs des chaînes TV réunis autour de l’immense table. Le Forum est payant et privé, et il accueille des observateurs en tout genre, là aussi pour acheter et vendre leurs idées. Trois jours entiers sont consacrés à 44 projets de 22 pays qui donnent une idée du fond de l’air international. Le trafic d’enfants de l’Est, les forces d’intervention en Afghanistan, la « nouvelle » Afrique du Sud, la « Tribu Nokia » (est-il possible d’être à la fois global et éthique ?), la prostitution masculine juive et arabe à Jerusalem. Amsterdam accueillait d’ailleurs plusieurs projets autour d’Israël et de son interminable guerre avec les Arabes: le documentaire sert aussi à expier les névroses de l’Histoire. Par exemple, Le Syndrome de Jerusalem arrive à la table du Forum. Le réalisateur danois – jeune type à l’air christique – explique comment la spiritualité de la Ville sainte serait le noyau véritable du conflit israélo-palestinien. Sur les écrans de la salle, un extrait de ses repérages: le personnage central, avec sa tête de Mathusalem hippie, « prophétise » à tout crin. Les lumières se rallument: Nick Fraser, Monsieur documentaire à la BBC, champion du sarcasme, y va d’un « Je déteste les gens dont il est question, mais envoyez le film quand il sera fini ». La représentante de France 3: « Au pays de Descartes, il y a bien une place pour votre film, sur France 2: la messe. » L’affaire n’est pas vraiment gagnée.

Même si le film se vend après coup, il faut d’abord trouver de l’argent pour le faire: c’est le rôle essentiel du Forum où clans et coquetteries cohabitent. Une arrogance de la BBC (pléonasme ?) suffit parfois à déclencher l’intérêt d’Arte. Les financements sont à la hauteur des pays et des télévisions: la BBC ou Channel Four peuvent investir 100 000, voire 200 000 euros, là où les excellents Finlandais en déboursent 4000 et Arte, dans les projets inscrits au Forum d’Amsterdam, entre 30 000 et 150 000. Evidemment, le budget d’un documentaire est nettement plus modeste qu’en fiction, environ le dixième du prix moyen d’un long-métrage. Le plus cher présenté à Amsterdam s’intitule Un tour d’enfer, film allemand de 90 minutes consacré aux coulisses de la Grande Boucle: il se chiffre à 1 315 369 euros alors que le plus modeste, Gueorgui et les papillons, un 27 minutes bulgare, ne coûte que 49 600 euros.

A Amsterdam, les Belges étaient présents. Des représentants de L’Hebdo, le magazine de la RTBF, sont venus sur le marché parallèle au Forum pour acheter des 26 minutes: ils y ont rencontré, entre autres, Annabelle Janssen, une jeune Hollandaise qui a investi ses propres 40000 euros pour monter un documentaire sur la famille navajo qui l’a adoptée. Trois ans de travail et un film lent et beau de 70 minutes. « Si je l’achète, ce sera dans une version d’une demi-heure au maximum, remontée » explique Patrick Delamalle. Pour un prix qui ne dépassera guère 3000 euros. Au Forum, deux spécialistes ertébéens – Hugues Lepaige et Christiane Philippe – sont à l’écoute des projets en cours. En Belgique francophone, la RTBF est la seule télévision à investir véritablement dans le documentaire, se partageant entre des achats classiques et des coproductions parfois plus aventureuses. Selon l’identité du réalisateur et du producteur, l’investissement du service public est extrêmement élastique. Pour un film belge, l’aide grimpe parfois au-dessus des 30 000, voire des 40 000 euros. Peu de cash, mais un maximum de services comme le montage ou le mixage. Le dernier trimestre 2002 a connu un très net ralentissement dans ce domaine: les caisses étaient vides, en tout cas pour le documentaire. Dans les remous de sa réforme, la RTBF reformate son image. Si elle veut véritablement être de son époque, il est clair que le documentaire devra en être.

Philippe Cornet

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