En provenance d’Amsterdam, l’opéra de Massenet est à l’opéra de Flandre, dans une version à la fois pamphlétaire et admirable de Willy Decker
Lorsqu’il écrivit Les Souffrances du jeune Werther, en 1774, Goethe avait 25 ans. Il signait là un roman culte, inscrit dans le Sturm und Drang le plus ravageur, un roman qui, par la place accordée à l’analyse du sentiment amoureux, magnifié encore par l’interdit, ébranla toute une génération, déclencha les suicides en masse et créa dans la « ratio » du siècle des Lumières la brèche où allaient s’engouffrer les déferlements du romantisme. Autobiographique, habilement présenté sous la forme épistolaire (tout comme La Nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau, qui eut une influence déterminante sur Goethe, et Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, aussi cynique que Werther est sentimental), l’oeuvre décrit l’amour sans espoir nourri par Werther pour Charlotte alors que celle-ci, liée par un serment fait à sa mère, mourante, doit épouser Albert.
Cent vingt ans plus tard, le roman de Goethe suscita le meilleur opéra de Jules Massenet, Werther, sur un livret de Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann (pléthore qui fut défavorable à la pièce…). Pour rejoindre la ferveur du poète, Massenet adopta (autant qu’il était possible à cet incorrigible sentimental) un langage concis, dépouillé, essentiellement théâtral, où les tableaux s’enchaînent vivement, où la mélodie le cède au leitmotiv, où l’orchestre est en intense dialogue avec le chant. Et, comme dans le roman, l’univers de Charlotte est situé dans le village de Walheim, près de Francfort, où l’environnement rural et bon enfant souligne encore la détresse et la solitude des héros.
Transposition douteuse
Dans le concept de Willy Decker, qui signe la mise en scène, l’action fait un bond dans le temps et se situe à l’époque de Massenet, vêtement sombres, cols montants, chignons serrés et imposantes « tournures ». La charmante compagnie des enfants et des villageois est devenue une société hypocrite et répressive, le drame personnel s’est transformé en drame social et religieux… Holà Willy ! Werther n’est pas Peter Grimes et Goethe n’est pas Jane Austen. Il est évidemment plus difficile d’émouvoir par la seule force d’un opéra, somme toute assez lisse et convenu, qu’en caricaturant un ennemi, cause de tant de souffrances, quitte à solliciter – ou à changer – le texte original… D’autant que Decker n’a pas jugé bon de venir à Anvers remonter cette coproduction, déjà montée en 1999 à Amsterdam, avec de cruelles répercussions sur le jeu des acteurs. En revanche, le visuel de Wolfgang Gussmann (qui vient de signer les Zemlinsky à la Monnaie, à Bruxelles) est magnifique, fort, avec son opposition expressive entre un huis clos intérieur et un extérieur décliné selon les saisons, l’or de l’été, le noir de l’hiver et la neige mélancolique qui n’en finit pas de tomber…
Dominée par la mezzo suédoise Ann Hallenberg, Charlotte, à la voix chaude et puissante, et au sens musical très sûr, la distribution ne compte, hélas!, pas en Gerard Powers un Werther de légende. En dépit d’un physique de jeune premier, il manque globalement au ténor américain l’héroïsme vocal, la passion, la démesure exigés par le rôle. Brett Polegato prête à Albert (le mari) sa prestance scénique et ses moyens vocaux; Marie-Noëlle de Callata? fait une charmante Sophie – mais pourquoi une prononciation française si embrouillée? – et, en contraste, Jean-Philippe Courtis est un Bailli crédible, à la diction parfaite.
Sous la direction de Patrick Fournillier, directeur du festival de Saint-Etienne et spécialiste de Massenet, l’orchestre de l’opéra de Flandre se révèle tout aussi attentif à la dynamique générale, aux contrastes, aux coups de théâtre dont le compositeur a tissé son écriture, qu’aux solos instrumentauxdont la partition fourmille: avec les irrésistibles interventions des enfants, c’est de lui que vient le meilleur.
Martine D.-Mergeay, A Anvers: les 8, 11, 14 février à 20 heures. Tél.: 03 233 66 85. A Gand: les 21
www.vlaamseopera.be