Un visionnaire oublié

Soumise aux bouleversements des années 1914-1918, la collection Chtchoukine a vécu bien des péripéties avant que le nom de son propriétaire ne soit enfin réhabilité.

Grande est l’influence de Chtchoukine sur les jeunes peintres russes qui ont eu la chance de voir sa collection. Les dernières salles de la fondation Vuitton célèbrent la nouvelle révolution picturale en marche dans les années 1900 en juxtaposant les toiles de la collection avec celles des artistes russes d’avant-garde. En ouvrant sa collection au public tous les dimanches dès 1908 puis trois fois par semaine à partir de 1914, l’industriel fait en quelque sorte de sa maison le premier musée d’art moderne au monde. Il accueille lui-même les visiteurs en leur parlant de ce qui, chez lui, vibre à la vue de ces tableaux. Chtchoukine bouleverse ainsi le regard de Tatline, de Malevitch et de tous ceux qui découvrent les lieux.

Ce qui en revanche est pratiquement passé sous silence dans le parcours de l’exposition – seulement brièvement évoqué dans une ligne du temps -, c’est ce qu’il advient de la collection après la révolution russe de 1917 :  » A partir de 1914, son oeuvre de collectionneur est terminée « , explique Anne Baldassari.  » Chtchoukine publie un inventaire muséal de sa collection, nomme un conservateur et quitte le palais Troubetskoï pour emménager ailleurs avec sa nouvelle épouse. Il a liquidé ses usines et projette de s’installer en Suède après avoir fait don de sa collection à la municipalité de Moscou.  »

Tout ne semble pourtant pas si clair quand on se penche sur sa vie : en 1914, Chtchoukine doit se résigner à postposer de nouvelles acquisitions (des toiles de Picasso proposées par Henri Kahnweiler) et, en décembre 1917, il subit les conséquences de l’abolition de la propriété privée par le pouvoir soviétique. L’année suivante, il fuit la Russie incognito en abandonnant ses possessions derrière lui. Son palais et sa collection sont nationalisés et transformés en musée par décret. Son nom est purement et simplement gommé des lieux au profit de l’éloge des chefs soviétiques. Installé désormais à Paris, il ne reverra jamais sa collection. Il avait pensé en faire don à son pays et doit accepter l’idée d’en avoir été dépossédé plus brutalement que prévu.  » La nationalisation de 1918 concerne une collection déjà devenue municipale « , défend Anne Baldassari :  » Il ne s’agit pas d’une spoliation comme c’est le cas des biens juifs.  »

Chtchoukine continue cependant à redouter la dispersion des tableaux. Elle se produira après sa mort, en 1948, lorsque Staline répartit la collection entre le musée Pouchkine de Moscou et celui de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. L’origine privée des oeuvres est purement et simplement oubliée dans l’affaire ! Il faudra des années de recherche pour remonter le temps et retrouver les traces d’un homme dont la collection est pourtant inséparable de la personnalité.  » Toutes les collections nationales sont faites de collections particulières et on a partout eu tendance à effacer cette origine, en France comme en Russie « , souligne Anne Baldassari. Concernant Chtchoukine, le temps de la réhabilitation semble en tout cas enfin venu et c’est la première fois que ses oeuvres sont rassemblées en un même lieu depuis leur dispersion. Le catalogue publie en outre l’entièreté de la collection – les chefs-d’oeuvre comme les oeuvres de moindre qualité, ainsi que les pièces africaines et asiatiques également acquises par le collectionneur russe, visionnaire décidément trop longtemps oublié.

PAR ALIÉNOR DEBROCQ

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