Un train fou dans le brouillard

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Monstre ferroviaire à trois têtes, le groupe SNCB est sous pression. Poussé dans le dos par l’Etat, il est engagé dans une chasse effrénée aux voyageurs, angoissé par la rentabilité, obnubilé par les impératifs de ponctualité. Une voie royale à la prise de risques ?

Depuis ce lundi noir, le rail belge tout entier est sur le flanc.  » Quo vadis, nos chemins de fer ?  » soupire Herman De Croo. L’ancien ministre libéral des Communications a du mal à reconnaître le département ferroviaire sur lequel il a politiquement  » régné  » durant huit ans dans les années 1980.  » J’ai été le seul ministre à présider chaque mois le conseil d’administration de la seule société qui s’occupait des chemins fer.  » Tout paraissait alors si simple dans le petit monde bien protégé du rail belge. C’était avant que l’Europe ne mette son grain de sel. Et n’exige, au nom de l’ouverture du rail à la concurrence, une redistribution des cartes. Transporteur d’une part, gestionnaire de l’infrastructure d’autre part devaient suivre des voies séparées. Exit l’unique SNCB, qui s’efface pour un monstre à trois têtes. Infrabel entretiendra voies, caténaires et signalisation ; la SNCB transportera voyageurs et marchandises. Et pour coiffer les deux entités, un holding faîtier, la SNCB-Holding, veillera à la cohérence de l’ensemble en prenant sous son aile les 38 000 membres du personnel. Dans le genre structure alambiquée, le monde politique belge fait fort. Sans nécessité.  » L’Europe ne nous y obligeait pas. J’avais préconisé de maintenir une entité unique et de mettre sur pied un régulateur indépendant. Mais l’aile flamande du gouvernement a calé « , se souvient Isabelle Durant, ministre Ecolo des Transports dans la coalition arc-en-ciel, de 1999 à 2003. C’est que la Flandre penserait déjà plus loin :  » La structure finalement retenue devrait rendre plus aisée la scission du rail, inscrite dans les astres flamands « , poursuit Durant. La ministre des Entreprises publiques, Inge Vervotte (CD&V), préfère traduire en termes politiquement corrects :  » Il serait particulièrement orgueilleux de se prononcer sur une structure ferroviaire idéale. Chaque pays a choisi une adaptation propre qui découlait souvent des contraintes locales.  »

Les failles du ménage à trois

Au 1er janvier 2005, le bidule est sur les rails. Infrabel, SNCB, SNCB-Holding… L’usager du train a tôt fait d’y perdre son latin. Plus préoccupant, les parlementaires aussi. En 2008, ils appellent ainsi à la rescousse la Cour des comptes pour qu’elle les éclaire sur le financement des missions de service public confiées aux trois entités. La même année, un audit externe commandé par la ministre de tutelle Inge Vervotte conforte la perplexité des élus. Absence de transparence des flux financiers entre entités, répartition illogique de certaines tâches, manque de synergie, malentendus, opacité, lourdeurs administratives : le rapport du consultant Berger en appelle à une structure clarifiée, source de meilleure gouvernance. Le ménage à trois affiche des signes de faiblesse. Les foyers de tension en sont décuplés, les zones grises se multiplient. Tout comme les occasions de se crêper le chignon. Une gare vaut le détour pour mesurer la complexité ambiante : les quais et leurs équipements (ascenseurs, escalators, abris) sont du ressort d’Infrabel. La SNCB ? Compétente pour l’accueil et la vente aux guichets. La SNCB-Holding ? Chargée de l’accessibilité aux abords des gares, des parkings notamment. Entre entités jalouses de leur indépendance, on se querelle ouvertement pour des histoires de gros sous. En 2008, la direction de la SNCB fustige ainsi les pratiques de la SNCB-Holding qui refuse de lui verser une tranche de 30 millions d’euros. Pour une sombre histoire de fonds publics qui ont été utilisés pour financer des activités commerciales.  » Arc-boutés sur leur pré carré, les dirigeants de ces entités se bouffent le nez, se contrôlent mutuellement. Trois sociétés et trois dirigeants qui tentent de grignoter des parcelles de pouvoir « , dénoncent des observateurs privilégiés du monde du rail. L’intérêt général du groupe passe parfois à l’arrière-plan. L' » esprit SNCB « , qui a longtemps fait la fierté de nos chemins de fer, se perd.

Le rail belge, ainsi relooké, n’est pas un modèle de transparence. Ni forcément de plus grande efficacité. L’administrateur délégué de la SNCB-Holding en personne, Jannie Haek, n’osait démentir devant les députés, en 2009 :  » Il n’est pas simple de répondre clairement à la question de savoir si la réforme des structures a été favorable.  » Herman De Croo, lui, a perdu ses illusions :  » Le chemin de fer belge coûte 2,8 milliards d’euros par an. Soit 2 milliards d’anciens francs belges par semaine ! Sans même parler de la dette de 7 milliards d’euros reprise par l’Etat et alors que la SNCB s’est pris un bouillon de 1,5 milliard d’euros dans le naufrage d’ABX. Je suis ahuri, et ne cesse de le répéter au Parlement, que l’on puisse dépenser des sommes aussi colossales sans pouvoir en vérifier l’opportunité ni le rendement. Le chemin de fer belge reste un Etat dans l’Etat.  » Politiquement de plus en plus incontrôlable, la machine a de surcroît tendance à s’emballer. Le groupe SNCB peine à suivre les cadences qui lui sont imposées par un pouvoir politique avide de performances. Mais qui, épingle la Cour des comptes, ne fait pas toujours preuve de la rigueur voulue dans ses instructions. Le rail belge a absorbé 53 % de voyageurs de plus en dix ans et aligne les records ? Magnifique. Le nouveau contrat de gestion conclu avec l’Etat lui impose d’en attirer, d’ici à 2012, 25 % de plus sur son service intérieur. La SNCB se flatte d’atteindre et même de dépasser les objectifs.  » La réalisation d’un nombre sensiblement plus élevé chaque année de trains-kilomètres, sans augmentation de la dotation, témoigne d’un grand engagement, d’un vif enthousiasme et d’une productivité accrue « , claironnait Marc Descheemaecker. L’administrateur délégué de la SNCB pouvait bomber le torse : 30 % de productivité en plus en six ans ! Cela inspirait à Jannie Haek, patron de la SNCB-Holding, un curieux raisonnement tenu au Parlement :  » Cette forte hausse de productivité du personnel ne peut perdurer éternellement. La productivité ne peut cependant pas faiblir. « 

Les yeux rivés sur un tableau de bord financier toujours inquiétant, soumis aux impératifs de ponctualité qu’ils sont incapables de respecter, les dirigeants du rail sont sous pression. A la Chambre en 2009, le patron d’Infrabel, Luc Lallemand, l’admettait à mots couverts :  » Il existe de vives tensions entre, d’une part, le facteur volume de croissance et, d’autre part, les facteurs ponctualité et vitesse commerciale. La SNCB a investi dans le matériel roulant, mais l’infrastructure ferroviaire ne s’est pas développée au même rythme. Elle est donc soumise à une forte pression, surtout sur les grands axes et en particulier sur l’axe Nord-Midi à Bruxelles.  » Or l’homme sait que son département joue gros. En cas de bonne prestation sur le front de la ponctualité, Infrabel recevra 3,5 millions d’euros de l’Etat. Mais si elle accuse un taux de retard de 260 000 minutes, l’entité s’expose à un malus d’un montant identique.  » Les dirigeants font du chiffre, jouent au m’as-tu-vu. Ils se targuent de la hausse du trafic voyageurs, mais, l’an dernier, la SNCB a perdu 250 millions d’euros « , lance José Damilot, ex-chef de file des cheminots CGSP.  » Ils sont incapables de connaître le nombre exact de voyageurs sur leur réseau « , renchérit Herman De Croo.

Prise de risque excessive ?

Un leitmotiv est seriné dans les hautes sphères du monde ferroviaire : maîtrise des coûts, augmentation de la productivité, amélioration de la qualité du service. A ce rythme-là,  » le réseau flirte avec la saturation « , assure Damilot. Et la prise de risque excessive ? La bouche en c£ur, responsables politiques et managers du rail nieront farouchement.  » La priorité absolue d’Infrabel est la sécurité du voyageur « , martèle Luc Lallemand. La chose va tellement de soi qu’elle ne figure même pas dans les quatre objectifs assignés au groupe SNCB en 2005 : croissance du transport ferroviaire supérieure à la moyenne des autres modes, importance de la ponctualité, respect des règles européennes et stabilisation de la dette. Il faut un incident ou un accident ferroviaire pour que les parlementaires soulèvent la question du risque. Ou lorsque le projet de service minimum en cas de grève fait débat. Mais au quotidien ?  » Les importants changements du paysage ferroviaire aboutissent à des choix de management qui ne sont pas nécessairement sans rapport avec l’efficacité, et quelque part avec la sécurité « , estime Isabelle Durant.  » Une organisation ferroviaire beaucoup plus complexe implique une imbrication étroite de tous les organes de sécurité relevant d’entités différentes. Ce qui ne simplifie pas l’approche « , abonde José Damilot. Faire toujours plus avec moins : la formule sans risques ?

PIERRE HAVAUX

Faire toujours plus avec moins : la formule sans risques ?

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