Paul Goossens, ex-rédacteur en chef du Morgen, était l’un des meneurs étudiants lors du » Walen buiten « , à l’université de Louvain. Il revient sur 1968, l’année où le dernier carré de la Belgique unitaire a commencé à disparaître.
Le Vif/L’Express : En 1968, vous militiez pour l’expulsion hors de Louvain des universitaires francophones. Quand vous voyez dans quel état se trouve la Belgique aujourd’hui, ne regrettez-vous pas votre engagement d’alors ?
Paul Goossens : Ben, regretter… C’est vrai que ce combat était ambigu. Pourtant, je reste convaincu que le transfert des étudiants francophones vers Louvain-la-Neuve était nécessaire. Pour une ville provinciale comme Louvain, il était intenable de contenir une université mastodonte, qui allait étouffer toute la ville. Puis il y a l’argument démocratique : à l’époque, nous demandions que l’université sorte de sa tour d’ivoire, qu’elle aille à la rencontre de la société. Or, pour une université francophone, s’installer en Flandre, plutôt qu’en Wallonie ou à Bruxelles, cela revenait à se couper du peuple, et à rester ainsi le fief des élites catholiques.
Vous dites que ce combat était ambigu…
Une partie du mouvement était animée par une motivation purement nationaliste. De mon côté, j’étais un militant de gauche. Dans mon kot, on passait nos soirées à discuter de la résistance antifranquiste espagnole. On admirait Camilo Torres, le curé-guérillero colombien. Je venais d’un milieu flamand catholique traditionnel, mais pas nationaliste.
Alors, comment êtes-vous devenu l’une des meneurs du » Leuven Vlaams » ?
En mai 1966, il y a cette fameuse déclaration des évêques. Le message, en gros, c’était : la section francophone de l’Université catholique restera pour toujours à Louvain, point à la ligne. Cette déclaration très autoritaire a fait péter le bazar ! A partir de ce moment-là, ce qui était un combat linguistique et communautaire a acquis une autre dimension. La bataille pour » Leuven Vlaams » est devenue une lutte antiautoritaire. Du coup, des jeunes comme moi se sont engagés.
Vous sentiez-vous en phase avec les autres mouvements de contestation qui sévissaient ailleurs dans le monde ?
Bien sûr. En 1966, les étudiants flamands ont organisé une marche d’Ostende à Louvain, appelée » marche Meredith « , en référence à James Meredith, le premier étudiant noir à avoir fréquenté l’université du Mississippi. Sur la route, nous chantions We shall overcome, l’hymne du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis.
Face à la fronde, le Premier ministre Paul Vanden Boeynants démissionne en février 1968. La Belgique est le seul pays où les étudiants contestataires ont eu la peau du gouvernement. En France, au Mexique ou aux Etats-Unis, le pouvoir a tenu bon. Comment l’expliquez-vous ?
C’est précisément à cause de nos ambiguïtés, je crois. C’était à la fois un mouvement antiautoritaire, à la manière du Mai 68 français, et un mouvement contre la structure unitaire de l’Etat belge. On jouait en permanence sur les deux tableaux. Sans cette dimension communautaire, les meneurs auraient vite été exclus de l’université. Nous autres, gauchistes, étions assez marginalisés. Parmi les étudiants, tous ne partageaient pas notre critique de la société, loin de là. Mais la majorité silencieuse nous soutenait. Les gens se disaient : ces types-là sont peut-être trop radicaux, mais ils font avancer la cause flamande. Du coup, si nous avions été exclus, cela aurait été la bagarre totale !
Quarante ans après, pensez-vous que 1968 a été un tournant décisif pour la Belgique ?
Oui. Tout le monde sentait que, si ça craquait à Louvain, toute la structure du pays allait changer. C’était réellement le dernier carré de l’Etat unitaire qui était en jeu. D’ailleurs, immédiatement après, l’ancien parti catholique s’est scindé en une aile flamande (CVP) et une aile francophone (PSC). La régionalisation a vraiment commencé en 1968. Et le mouvement ne s’est jamais arrêté depuis lors. Avec le risque qu’il se poursuive jusqu’à l’indépendance de la Flandre.
A lire : le hors-série » 1968 » du Vif/L’Express, toujours disponible en librairie.
Entretien : François Brabant