Un pays blessé

Minée par des années de guerre et d’embargo, rongée par la terreur baasiste, abasourdie par la violence des bombes, la société irakienne est en lambeaux

Ali ne masque pas son désarroi. Pour un peu, ce comptable dés£uvré se blâmerait d’avoir, à la veille de l’assaut final sur Bagdad, affiché son désir de changement.  » Je ne veux pas nuire à mon pays ni médire de lui, explique-t-il. Mais pourquoi faudrait-il, par patriotisme, renoncer à l’envie de vérité et de liberté ? Pourquoi devrais-je me battre pour une cause qui n’est pas la mienne ?  » Aux prises avec ses doutes, Ali, le chiite, incarne les déchirements d’une société schizophrène, gangrenée par les poisons de la guerre, minée par les effets dévastateurs de douze années d’un embargo générateur de combines et de passe-droits. Il sait bien que l’agonie d’une tyrannie ne peut être indolore. Mais Ali sait aussi qu’il faudra des décennies pour cautériser les blessures laissées par un siège long et meurtrier ; et autant pour dissiper l’amertume d’une délivrance imposée au canon par l’Amérique.

Usés, abasourdis par la violence du matraquage aéroterrestre, les Bagdadis sentaient se resserrer, mardi 8 avril, l’étreinte des marines. La veille, une colonne blindée avait, au prix d’une incursion dévastatrice, pénétré au c£ur de la ville, jusqu’à conquérir, sur la rive ouest du Tigre, le pharaonique palais de la République, bastion en ruine d’une tyrannie aux abois. Non content d’ébranler ainsi le dispositif défensif de Saddam Hussein, l’envahisseur s’employait aussi à ceinturer et à isoler l’immense cité aux 5 millions d’âmes. S’il décime les rangs des militaires et des miliciens fidèles au régime, combatifs mais déboussolés, le brutal assaut accable aussi des civils que l’on promettait d’épargner. Psychose de l’attentat suicide ? Il arrive que les tanks Abrams pulvérisent des voitures ou des bâtiments à l’évidence inoffensifs. De même, le carnage qui a suivi le bombardement, le 7 avril, du secteur résidentiel d’al-Mansour ternit l’image des  » libérateurs « . Réédité le lendemain, ce pilonnage, qui a broyé deux maisons, laissant dans son sillage un gigantesque cratère, visait en fait le  » leadership  » irakien. Le renseignement américain aurait été convaincu qu’une réunion, animée par le raïs traqué, en présence de ses deux fils, Oudaï et Qousaï, se tenait dans un abri souterrain du quartier.

Les Etats-Unis suscitent ici un mélange d’aversion et d’envoûtement. Leur suffisance cristallise les ranc£urs d’un peuple millénaire, nostalgique de sa splendeur perdue.  » Arrogance, ignorance, stupidité, foi aveugle dans l’ordinateur  » : voilà aux yeux d’un cadre du parti Baas les clefs des  » revers  » essuyés par l' » agresseur  » sur la route de Bagdad. Mais on n’est pas peu fier de relater l’aventure du fils  » qui a percé à Boston « . Tiraillé entre la tentation de l’exil et la loyauté envers les siens, Ali collectionne, sous forme de DVD de contrebande, les thrillers et comédies venus d’outre-Atlantique. Il a adoré Al Pacino dans Insomnia, de Christopher Nolan, et le Robert De Niro de Mafia Blues, de Harold Ramis. Avant la rupture des connexions Internet, il consultait chaque semaine le palmarès des recettes au box-office nord-américain. Peu enclin à l’indulgence envers le régime baasiste, Ali salue en connaisseur l’art de la mise en scène de Saddam Hussein, despote oriental. Maintes fois diffusé dans la soirée du 4 avril, le récit en images des bains de foule impromptus du raïs irakien, entourés de militants admiratifs et de badauds estomaqués, a bluffé, en ces temps de black-out, les rares téléspectateurs munis d’un générateur.  » Quel culot, quand même !, reconnaît une enseignante. Un tel pied de nez, en plein jour, à la portée des canons des assaillants…  »

Instrument de pouvoir privilégié sur les berges du Tigre, la peur ronge depuis des lustres le tissu social irakien. Le régime peut bien tituber : elle lie encore les langues, étouffe les griefs, engourdit les esprits. Lorsqu’il longe au volant de sa Passat exténuée un quartier réservé à la nomenklatura, Hussein supplie son passager de ne pas pointer le doigt sur les résidences de brique brune. Pas question pour lui de désigner d’un geste de la main tel palais présidentiel dévasté par les bombes.  » Si l’on me voit, je risque de finir en prison. Et Dieu seul sait pour combien de temps.  » Profondément ancré, l’instinct de survie muselle encore les plus audacieux. Croisé dans un bureau de change, ce haut fonctionnaire brosse à mi-voix un portrait accablant du clan Saddam Hussein, mais refuse de confier son nom ou son numéro de téléphone.  » Normal, avance un prêtre. Les Irakiens, kurdes et chiites en premier lieu, ont gardé un souvenir amer de l’implacable répression du soulèvement de 1991. Ceux qui se sont réjouis trop vite ne sont plus là pour en parler.  »

Tout système totalitaire sécrète, en guise d’exutoire, ses traits d’humour désabusés. L’un des plus fameux circule depuis octobre 1995, date du plébiscite qui confia à Saddam Hussein, crédité alors de 99,96 % des suffrages, un nouveau mandat de sept ans. Résultats en main, un féal du raïs vient louanger son idole :  » Magnifique, Excellence ! Seuls quelques dizaines de citoyens n’ont pas voté en votre faveur. Que voulez-vous de plus ?  » La réponse cingle :  » Les noms !  » Réplique désormais obsolète : à l’automne dernier, le  » président-leader-combattant  » a raflé 100 % des voix. Une autre blague dépeint la fuite d’un raïs détrôné, déguisé en femme. Parvenu dans un village isolé, le leader déchu achète quelques fruits à une vieille.  » Vous ici, Excellence ? Quel honneur !  » lui lance la paysanne.  » Comment m’as-tu reconnu ?  » s’emporte le fuyard, interloqué. La grand-mère lève alors un coin du voile sur la moustache rousse d’Izzat Ibrahim al-Douri, vice-président du Conseil de commandement de la Révolution. Aucun tabou ne résiste à ces bravades tragi-comiques. Ni les frasques d’Oudaï, le fils aîné du raïs. Ni l' » accident  » d’hélicoptère dont fut victime en 1989 Adnan Khaïrallah Talfah, ministre de la Défense, cousin et beau-frère de Saddam Hussein, jugé en haut lieu trop populaire au sein de l’armée. Inutile de décerner à un guide du ministère de l’Information le titre de  » meilleur interprète de Bagdad « . La flatterie le laisse froid.  » Le meilleur ? Surtout pas. Ici, c’est trop dangereux.  » Les boutades, il va de soi, ne sortent pas du cercle des intimes. Car les années de plomb ont aussi inoculé dans les âmes le virus de la méfiance.  » Je ne parle vrai qu’aux amis sûrs, aux copains d’enfance, concède Mahmoud, étudiant en gestion. Avec les nouveaux venus du quartier, je garde mes distances. Dénoncer le voisin, ce peut être l’assurance d’une promotion.  » A mesure que se referme l’étau américano-britannique, la psychose de l’espion infiltré grandit. Le père de Mahmoud en sait quelque chose. Voilà peu, des policiers en civil, circulant à bord d’une voiture banalisée, ont fouillé de fond en comble son vieux tacot à l’entrée de la rue Rachid, allant jusqu’à démonter la garniture des portières.  » Sans doute cherchaient-ils des appareils secrets de transmission « , hasarde le chauffeur. L’appât du gain attise souvent les ardeurs. Quiconque livre vivant un agent ennemi touche une prime de 25 millions de dinars, soit plus de 8 000 euros au cours actuel.  » Le double pour un mort « , précise un épicier.

Peu à peu, les lois de la guerre ont verrouillé les fenêtres entrouvertes sur le monde, renvoyant l’Irak à sa solitude. Le pilonnage des centraux de télécommunications a réduit le téléphone au silence. Etroitement contrôlé d’ordinaire, le Web ne répond plus. Quant aux antennes paraboliques, seuls les caciques du Baas y ont accès.  » On peut toujours tenter d’en planquer une sur le toit, admet un ancien officier. Mais au risque de prendre six mois de prison.  » Reste, pour échapper à la propagande du régime, l’écoute des radios étrangères, à commencer par la BBC ou RMC Moyen-Orient. La jeunesse, elle, devra s’affranchir d’un endoctrinement intensif. Nous voici dans l’une des classes de sixième de cette école de Mossoul (Nord), trois jours avant le déclenchement du déluge de fer et de feu.  » Si les Américains sont des hommes, qu’ils viennent combattre au corps-à-corps, tonne Fahad, 12 ans. Pour peu qu’un de leurs soldats débarque ici, je le tue et je l’enterre.  »  » Moi, renchérit Ahmed, je passerai les munitions à mon père. Tandis que maman fera le pain pour nourrir nos combattants. Nous avons beaucoup appris de l’expérience de 1991.  » Louable précocité : à l’époque, Ahmed avait 3 mois. Qu’importe, le visage de la directrice rayonne de fierté. Elle peut poser l’énigme à 100 dinars.  » Préférez-vous Saddam Hussein ou George Bush ?  » Surprise : le raïs recueille û c’est une habitude û 100 % des suffrages. Puis 30 voix juvéniles glapissent la version irakienne d’un slogan entendu aux quatre coins du monde arabe :  » Par notre sang et par notre âme, nous nous sacrifions pour toi, Saddam.  »

Pour surnager, chacun apprend à feindre, à manier le mensonge et le simulacre. Maints intellectuels ont adhéré au Baas par pur opportunisme.  » A la fac, confesse Hussein, personne n’a vraiment le choix. Mais je peux brosser les réunions : le chef de la cellule est un ami.  » Le quadrillage militant aurait-il des ratés ? Dans plusieurs quartiers de la capitale, les caïds locaux du parti, piliers de la défense populaire, plient bagages, grossissant la cohorte des candidats à l’exil, sur la route d’Amman ou de Damas. Parmi les choristes rassemblés le 2 avril au pied de l’hôtel Palestine, le temps de tourner en play-back un énième clip à la gloire de leur président, combien croient vraiment aux paroles peintes sur le panneau que brandit tout en battant la cadence un baasiste en uniforme ? Cet homme d’affaires cravaté ? Ce Kurde coiffé du turban traditionnel ? Cette mère de famille au tailleur moutarde, qui pointe mollement vers le ciel un revolver au canon argenté ? Mystère.

Le clientélisme a dévoyé aussi l’idéal égalitaire du  » socialisme arabe « . Honnie par les démunis, la caste des profiteurs d’embargo et des nouveaux riches, enfants gâtés d’une privatisation très sélective, avait pris l’habitude de parader au volant de 4 x 4 japonais ou coréens et de limousines allemandes, quand elle ne se prélassait pas dans le secret de clubs huppés. Efficace, le dispositif de distribution mensuelle de vivres ne suffit pas à couvrir les besoins. Les humbles jonglent avec deux ou trois emplois : au volant de sa Passat made in Brazil, l’ingénieur se mue en chauffeur de taxi. A moins qu’il ne veille le soir venu sur une échoppe. Le salaire mensuel ? 10 000 dinars pour un instituteur, soit moins de 4 euros ou le prix d’un repas décent dans une gargote. L’effondrement de la monnaie irakienne anéantit traitements et retraites. Tel haut fonctionnaire a vu fondre sa pension à 4 dollars. Tandis qu’un universitaire de renom voyait sa paie divisée par 20. Et pour cause : la devise de l’Oncle Sam pesait un tiers de dinar voilà douze ans ; elle en valait 3 400 le 6 avril.

Chacun pour soi et pour les siens.  » Moi, je peux me passer des rations de l’Etat, admettait voilà peu Leïla, secrétaire fataliste. Je partage donc mon colis avec les pauvres du quartier. Mais j’en connais qui ont assez d’argent pour s’offrir le pèlerinage à La Mecque, mais pas pour secourir un voisin qui crève de faim. Grotesque.  » Avant même ce nouvel épisode guerrier, la facture humaine de l’embargo en vigueur depuis 1990 s’avérait colossale. Bien sûr, soucieux d’éveiller la compassion du monde, le régime a tiré parti du calvaire des faibles. Reste que des centaines de milliers d’enfants ont péri faute de soins. Les bilans dressés par l’Unicef laissent pantois. Mortalité infantile, malnutrition, épidémies, maladies infectieuses : autrefois figure de proue du monde arabe, l’Irak a sombré dans le cycle infernal de la régression. Rançons de la contamination de l’eau courante, la dysenterie et la gastro-entérite prospèrent. Quant à l’école, naguère fierté du pays, elle voit maints élèves déserter les classes, contraints de trimer pour une misère. Il y a plus tragique encore : l’effarant essor des leucémies et des cancers, notamment dans les provinces du Sud, amplement arrosées de bombes à uranium appauvri au temps de l’opération  » Tempête du désert « .

Dans les années 1970, l’Irak,  » Prusse de l’Orient arabe « , paraissait immunisé contre les ravages de la corruption. Au point de passer pour exemplaire. Epoque révolue.  » C’est le règne du bakchich, soupire Ali. Tout s’achète. En 1998, mon copain Haydar a craché 12 000 dollars pour un passeport et un permis de sortie du territoire.  » Deux ans plus tard, la justice condamne à plusieurs mois de prison un autre compagnon d’Ali, coupable de détenir des cigarettes américaines. Sa liberté lui coûtera 7 millions de dinars (2 300 euros). Echapper à la conscription reste plus accessible : 800 dollars en moyenne. Pour passer en troisième année de gestion, Mahmoud a versé 150 000 dinars au doyen de son département.  » C’est le tarif, souligne-t-il. Mais on peut négocier. Ou acheter les sujets d’examen. Une tante haut placée dans le parti éloigne le danger du redoublement.  » Le mal affecte la santé elle-même. Si le pays ne manque pas de médecins dévoués, le ticket d’entrée à l’Hôpital olympique, fief d’Oudaï Saddam Hussein, peut atteindre l’équivalent de 1 millier d’euros. L’année dernière, dans un établissement moins prestigieux, Aïcha a dû payer pour obtenir à temps l’ablation d’un kyste.  » Sans l’argent de mes parents, confie-t-elle, j’attendrais encore. De plus, j’ai fourni le sang au chirurgien.  »

Le culte de la force et le primat des armes durcissent les rapports sociaux.  » Tout le monde craque, constate Mahmoud. On se bat pour une pomme ; on s’entre-tue pour un refus de priorité.  » Dans les rues de Bagdad, il arrive encore que des miliciens en civil d’à peine 20 ans fassent la loi. Et le spectre de l’anarchie, conduisant au racket et aux pillages, tempère l’ardeur des adeptes du  » changement de régime « .  » Ma fille m’implore de fuir vers le nord, raconte Issa, 65 ans. Pas question. Ça bombarde aussi là-haut. Et j’ai peur de retrouver, pour peu que je la retrouve, une maison saccagée.  » Une autre hantise tourmente les Bagdadis : celle des règlements de comptes.  » Dans ma rue, confie une enseignante, personne n’a oublié les coups tordus de la femme du ponte local du Baas. Elle risque de passer un sale quart d’heure.  »

Puisque tous les repères vacillent, beaucoup cherchent refuge dans la foi ou les liens du sang. A condition que la famille ne soit pas dispersée sur tous les continents. Cadre dans une société d’Etat, Youssouf n’a plus auprès de lui que sa fille cadette. Son aînée vit au Danemark, deux de ses garçons sont aux Etats-Unis et un troisième réside en Allemagne. Plus de 3 millions d’Irakiens û membres de la minorité chrétienne notamment û se sont établis loin d’une terre natale saignée par l’exode. Le mariage ?  » Pas compliqué, ironise Hussein, célibataire de 28 ans. Il suffit de trouver la fille, de payer sa dot, de dénicher un toit et un boulot pour nourrir les enfants à venir. C’est un peu un business.  » Hussein entend encore le verdict de cette étudiante,  » la plus mignonne de la promotion  » :  » Tu pourrais être laid comme un singe. Si tu as de l’argent, je t’épouse.  » Faute de moyens, les couples recourent parfois aux noces collectives, orchestrées et financées par les Jeunesses du Baas. Qui offrent à chacun deux nuits d’hôtel, des vêtements et un petit pécule.

A quoi bon miser sur un après-Saddam de lait et de miel ? La loi des armes n’a jamais guéri un peuple de ses maux. Un peuple tétanisé, pour l’heure, par cette évidence : avant l’après-guerre, il y a la guerre. l

De notre envoyé spécial

ôCeux qui, en 1991, se sont réjouis trop vite ne sont plus là pour en parler »

ôOn se bat pour une pomme ; on s’entre-tue pour un refus de priorité »

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