Un nouveau grand l’Espagne

José Maria Aznar, qui va quitter le pouvoir après le scrutin du 14 mars, laisse un pays en pleine forme. L’un des plus dynamiques d’Europe aujourd’hui, et qui s’impose comme le pôle fédérateur du monde hispanique

De notre envoyé spécial

Quand il était jeune, dans les années 1960, Roberto Moré partit un été étudier le français à Lyon, où il tomba amoureux d’une jeune fille qu’il croisait tous les jours à la piscine sans oser l’aborder.  » Je faisais tout pour attirer son attention, raconte-t-il maintenant avec un sourire et un brin de nostalgie. J’étais alors très sportif, 1,85 mètre, musclé. Je plongeais du plus haut plongeoir, je nageais sous l’eau, je crawlais comme un dieu, et elle, elle ne me regardait même pas. Un jour, je rassemble mon courage et mon mauvais français et je lui parle. Je lui dis que je suis espagnol et elle me répond non, ce n’est pas possible, vous êtes trop joli garçon. Vous êtes italien, sans doute.  » Moré, à présent industriel de l’agroalimentaire et sympathique sexagénaire, s’étrangle encore de rire quand il raconte cette histoire.  » Voilà, c’était ça, l’Espagne, pour les Français : un pays perdu, avec des taureaux et des castagnettes, peuplé de nabots mal rasés dont les femmes venaient faire le ménage.  » Et aujourd’hui ?  » Ah ! aujourd’hui, c’est différent. On nous admire. Tout le monde me dit : vous êtes espagnol ? Quel pays extraordinaire ! Et quel dynamisme !  »

 » En avançant avec tous  »

Adeux jours des élections générales du 14 mars, sans autre enjeu que de savoir si le candidat du Parti populaire (PP), Mariano Rajoy, dauphin du président du gouvernement espagnol, José Maria Aznar, rassemblera une majorité absolue ou simplement relative, la préservation de ce dynamisme est l’objet d’un consensus. Rajoy promet de le poursuivre,  » en avançant avec tous « , allusion au souci de son parti de sauvegarder l’unité nationale en bridant les volontés centrifuges des Basques et des Catalans. De fait, la grande affaire de ces dernières semaines fut la révélation d’une rencontre secrète, le 4 janvier, à Perpignan, entre le conseller en cap (conseiller en chef) du gouvernement catalan, le nationaliste Josep Lluis Carod-Rovira û il a depuis quitté son poste û et des membres de l’organisation terroriste basque ETA, puis l’annonce par cette dernière, le 18 février, d’une trêve des attentats dans la seule Catalogne. L’adversaire de Rajoy, le leader du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), José Luis Rodriguez Zapatero, en affirmant que ses concitoyens méritent  » une Espagne meilleure « , n’annonce pas une remise en question, mais plutôt une surenchère. Son programme économique, dont le principal architecte est un jeune professeur de l’Université complutense de Madrid, Miguel Sebastian, est d’une sagesse remarquable. Il promet la poursuite de la croissance grâce à l’épargne et aux gains de productivité, ce qui, sous d’autres cieux, serait considéré comme fâcheusement conservateur.  » Si Zapatero l’emporte, déclarait-il au quotidien financier Cinco Dias, les marchés peuvent rester sereins, car nous leur offrons une croissance saine et à long terme « , et personne, dans le camp du PSOE, ajoutait-il,  » n’a jamais envisagé de revenir sur le processus des privatisations « .

L’élan de l’Espagne est visible à l’£il nu. Il se révèle dans un paysage en perpétuelle évolution, celui d’un pays qui n’a pas fini de se construire, le théâtre d’une incroyable croissance. Finis les moutons sur les routes, les villages poussiéreux, les gardes civils aux chapeaux de carton verni, une bourgeoisie franquiste sévère et boutonnée, les campings au bord de la mer, finie l’Espagne de la jeunesse de notre ami Moré. Voici des lignes d’horizon ponctuées de grues dominant d’immenses chantiers, des villes nouvelles surgies de nulle part, telle celle que construit actuellement le groupe Santander à Boadilla del Monte, dans la banlieue de Madrid. On trouve à la sortie de n’importe quelle bourgade des parcs industriels, des gratte-ciel au bord de la mer, mais aussi des centres-villes anciens magnifiquement restaurés, tels ceux d’Ubeda, de Caceres ou de Salamanque.

Des villes autrefois endormies, comme Valence, Bilbao ou Saragosse, se réveillent. Un réseau d’autoroutes (auquel l’Union européenne a généreusement contribué) relie toutes les capitales provinciales. Y circulent des voitures puissantes (1,4 million de véhicules neufs û un record û ont été vendus en Espagne en 2003), lesquelles doublent à grande vitesse des norias de camions chargés des fruits d’Almeria ou de Murcie destinés aux marchés de l’Europe du Nord, des céramiques valenciennes, des huiles de Jaen, des pièces automobiles de Santander, des vins de la Manche, des conserves de Galice, des meubles de Barcelone. Même la mode espagnole s’est mondialisée, avec les magasins Zara, notamment, mais aussi avec l’audace de la movida, la folie douce d’Agatha Ruiz de la Prada et une longue tradition d’élégance qui remonte à Balenciaga. De jolies femmes défilent chaque saison sur la  » passerelle  » de Cibeles, à Madrid, et portent sur leurs épaules les inventions légères de jeunes créateurs, parmi eux Ana Gonzalez et Oscar Benito, dont la griffe, Locking Sho-cking, émerge comme l’une des plus inventives de la scène espagnole.

Ces deux jeunes gens, comme une immense majorité de leurs concitoyens, en veulent à José Maria Aznar de s’être allié aux Etats-Unis dans le conflit irakien et ils ont transformé la fin de leur dernier défilé en performance antiguerre. Le président du gouvernement, sans charisme, un peu autiste et très autoritaire, a été la cible de la vindicte de milliers de manifestants pacifistes et celle, aussi, de l’écrivain Manuel Vazquez Montalban, mort en octobre 2003. Ce dernier a planté sa plume comme des banderilles dans le dos du pauvre Aznar dans un livre posthume, La Aznaridad.  » Dans les derniers mois de sa présidence, écrivait-il, Aznar avait si peu d’idées qu’il n’en avait plus qu’une : il avait été conçu par la divine providence pour lutter contre les terroristes, et cette lutte est la cause de sa complicité dans la guerre d’annexion de l’Irak.  » Seulement, voilà : Aznar abandonne volontairement le pouvoir û alors qu’il aurait été réélu haut la main pour un troisième mandat, malgré la guerre, sa superbe, les somptueuses noces de sa fille, ses maladresses après le naufrage du Prestige, son adhésion aux thèses d’un  » fondamentalisme démocratique  » que lui reproche, dans un livre brillant (El fundamentalismo democratico), le fondateur du quotidien El Pais, Juan Luis Cebrian. Son départ est salué unanimement comme un geste inédit, historique, admirable.  » La grandeur d’un homme n’est pas dans ses réussites, mais dans ses renoncements, écrit ainsi, dans El adios de Aznar, Federico Jimenez Losantos, l’un des intellectuels libéraux les plus célèbres du pays. Et Aznar, qui a tout réussi, a su renoncer à tout. Il serait mesquin de lui mesurer notre admiration.  »

L’Espagne que laisse le chef du gouvernement à ses successeurs est en pleine forme. Avec des artistes mondialement reconnus û Barcelo, Tapies ou Manolo Valdes, pour ne citer qu’eux û des écrivains, des galeristes, des cinéastes, des architectes, des industriels, des banquiers et même un roi impeccablement démocrate, un gentil prince et sa future princesse û et, néanmoins, une presse de qualité û l’Espagne, donc, avec ses régions puissantes, fiscalement concurrentes, politiquement autonomes, est devenue en quelques années l’un des pays les plus créatifs, séduisants et dynamiques de la vieille Europe. Mais elle n’est pas que cela. Elle reste aussi le c£ur, sinon la métropole, de ce qui fut le Nouveau Monde, un univers hispanique immense et très vivant. La jeune littérature colombienne faisait récemment l’objet d’un numéro spécial de Babelia, le supplément culturel d’El Pais. On sait que résident en Espagne de nombreux écrivains d’Amérique latine, tels le Chilien Luis Sepulveda ou le Péruvien Mario Vargas Llosa.

L’antiaméricanisme européen

Des colloques cultivent, à Madrid, Séville ou Barcelone, le souvenir des Argentins Cortazar ou Borges, tandis que le Mexicain Carlos Fuentes écrit régulièrement dans les journaux de la Péninsule et que le cinéma de son compatriote Alejandro Gonzalez Iñarritu (Amours chiennes et 21 Grammes) trouve dans le pays un réel succès. A la radio, en ce moment, on écoute le disque Lagrimas negras, merveilleux métissage de deux traditions musicales hispaniques qu’un océan sépare, l’andalouse et la tropicale, avec la voix, éraillée, du jeune chanteur de flamenco Dieguito El Cigala et les notes, légères, du piano du vieux Cubain Bebo Valdes. C’est toute une fraternité culturelle, venue des deux rives de l’Atlantique, qui se manifeste ici. La presse, l’édition, le public la célèbrent. Et la classe politique aussi, tout particulièrement Aznar, qui voit l’Espagne comme une grande puissance latine et atlantique, injustement mal traitée par des voisins européens qu’obsède un antiaméricanisme venu du fond des âges.

 » Ortega y Gasset écrivait autrefois : ôLe problème, c’est l’Espagne. La solution, c’est l’Europe », rappelle le sociologue Emilio Lamo de Espinosa, directeur du Real Instituto Elcano, l’un des think tanks les plus respectés du pays. Or ce n’est plus le cas depuis l’Irak, non seulement à cause du choix proaméricain de l’Espagne, mais aussi à cause du virage radical de l’Allemagne à l’égard des Etats-Unis, qui est venu renforcer l’antiaméricanisme français. Le lien transatlantique a toujours semblé essentiel pour les intérêts de l’Espagne. Et ce n’est pas le conflit avec le Maroc, à propos de l’îlot Persil, en juillet 2002, qui a démontré le contraire. Pour la première fois, l’Europe a été non la solution, mais plutôt le problème. C’est Colin Powell, secrétaire d’Etat américain, qui a dénoué la crise, pas Paris ni Berlin. Et nous savons bien que c’est l’Otan, et personne d’autre, qui garantit la sécurité en Méditerranée. Ce qui ne veut pas dire que nous nous détournions de l’Europe, au contraire. Nous attendons simplement d’être traités en partenaires. Le sentiment d’un directoire [franco-germano-britannique]est odieux à l’Espagne.  »

L’Amérique, donc. Elle a été la destination de l’ultime voyage à l’étranger de José Maria Aznar en tant que président du gouvernement, quand il s’est rendu, à la fin de février, en Colombie pour apporter son soutien au président Alvaro Uribe. Elle est aussi, peut-être, l’horizon d’un possible avenir personnel, à la mesure de ses ambitions, objet de toutes les conjectures. Cet avenir américain du futur ex-dirigeant espagnol est l’une des suppositions de Losantos :  » Là-bas, tout est à faire, alors qu’en Europe tout est déjà trop fait.  » Les industriels espagnols ont, eux aussi, l’Amérique comme territoire et, en proposant à leurs lointains cousins téléphonie mobile, services financiers, infrastructures urbaines, ils donnent à leurs groupes des dimensions mondialisées.

La péninsule Ibérique, en retour, ouvre ses portes, offre l’espoir d’un refuge, la promesse d’un nouveau départ. Ils sont ainsi quelque 2 millions, au moins, à avoir fait à l’envers, récemment, le chemin des conquistadors, et la plupart de ces immigrés-là û au contraire des Maghrébins et des Africains, qui s’en vont plus au nord û se sentent en Espagne comme chez eux. Il suffit de se promener dans le parc de la Casa de Campo, à Madrid, ou sur le marché de Vera, dans la province d’Almeria, pour se croire dans un quartier de Quito ou de La Paz. On y croise peu d’hommes seuls, mais le plus souvent des familles entières, et les jeunes Dominicaines (ou Equatoriennes, ou Boliviennes) sont innombrables qui tissent des relations affectueuses avec leurs employeurs, dont elles gardent les jeunes enfants ou les vieux parents devenus dépendants.  » Ici, Espagnols et immigrés latins s’entendent plutôt bien « , remarque une Française de Madrid.  » Pour nous, cette immigration est une chance, affirme Moré. Elle nous apporte du dynamisme et un renouveau démographique. Elle est chrétienne, parle l’espagnol et s’intègre si bien chez nous que les types qui arrivent aujourd’hui de l’Altiplano, dans les Andes, seront, vous verrez, d’ici à deux ou trois ans, soit pour le Real Madrid, soit pour le Barça de Barcelone [les deux grands clubs de football rivaux].  »

 » En quarante années, il s’agit de la troisième longue période de croissance de l’Espagne, souligne un jeune économiste, Gregorio Izquierdo Llanes, de l’Instituto de estudios economicos. La première a eu lieu dans les années 1960, sous le franquisme, quand nous avons commencé à nous ouvrir sur l’extérieur et à nous industrialiser. La deuxième est venue avec notre entrée dans l’Union européenne, en 1986. Nous nous y étions bien préparés depuis le début des années 1980 et avons connu une nouvelle expansion, jusqu’en 1989. La troisième époque commence en 1997, et nous la vivons encore aujourd’hui. Elle est due non seulement à l’Europe, car la monnaie unique nous a rendus plus libéraux, mais aussi à la mondialisation. Nous nous sommes ouverts à l’extérieur et l’extérieur s’est ouvert à nos produits. Le gouvernement Aznar, pour accompagner ce mouvement, a suivi une double stratégie : il a baissé régulièrement les impôts et a libéré de leurs contraintes les forces de l’économie.  » Laquelle est en croissance depuis huit ans, avec une moyenne annuelle de 3 %. Elle a créé dans le même temps 4,3 millions d’emplois, et l’on estime à 4 % chaque année la hausse du pouvoir d’achat. Cette croissance n’a pas eu pour prix le déficit public. Elle est au contraire le fruit d’une saine rigueur qui combine la baisse des prélèvements fiscaux et un excédent budgétaire de 0,6 %, confirmant ainsi le vieil adage selon lequel trop d’impôt tue l’impôt. La dette publique, toujours durant les huit années du gouvernement Aznar, est passée de 71 % du PIB à 51 % et la dépense publique est inférieure à 40 % du PIB.

Chemin libéral et ère nouvelle

L’Espagne va bien « , confirme un professeur d’économie de l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle, Pedro Arias Veira, qui a écrit un livre portant ce titre (España va bien, vieux slogan d’Aznar).  » Presque toujours, nous nous sommes distingués par notre barbarie, notre ignorance aveugle, nos haines fratricides, notre décadence chronique de l’empire à la guerre civile, écrit-il. Et voilà que nous nous découvrons faisant des choses exceptionnelles, ouvrant des chemins que d’autres, autrefois admirés, sont incapables d’emprunter.  » Puis il rend hommage à l’architecte de cette exception : le président du gouvernement, qui a fait  » avancer l’Espagne sur le chemin libéral « . Une évolution qui est, à ses yeux,  » un miracle de la simplicité, un renoncement à la mégalomanie, à l’utopisme social, à l’ingénierie politique de ceux qui croient tout savoir « .

Il n’empêche que le successeur d’Aznar, qu’il s’agisse de Rajoy ou de Zapatero, devra faire entrer l’Espagne dans une ère nouvelle, plus délicate. Le pays est soumis à une forte pression des régionalistes, qui remettent en question l’idée même de nation, et concilier le désir d’autonomie et le sentiment national sera l’un des défis du gouvernement à venir. La faiblesse des investissements en recherche et développement et l’augmentation du coût du travail rendent par ailleurs la Péninsule moins attirante pour les investisseurs que de nouveaux membres de l’Union, lesquels, de surcroît, bénéficieront d’aides communautaires auxquelles l’Espagne n’aura plus droit. La hausse de l’immobilier, enfin, combinée avec celle des revenus et du pouvoir d’achat, ainsi qu’avec la baisse des taux d’intérêt, fait des Espagnols un peuple particulièrement endetté et la majorité des emprunts ont été souscrits à taux variable. Que la bulle immobilière éclate, que les taux remontent, et c’est la catastrophe. Izquierdo Llanes juge cependant cette hypothèse peu probable :  » La demande reste forte pour trois raisons : les familles ont moins d’enfants, sont plus éclatées qu’autrefois et ont donc besoin de logements moins spacieux, mais en plus grand nombre ; au total, 4 millions d’immigrants se sont installés en Espagne depuis huit ans, et eux aussi se portent sur le marché de l’immobilier ; enfin, nous sommes un lieu privilégié pour l’achat de résidences secondaires de la part des autres Européens.  »

 » Pour un entrepreneur comme moi, dit Moré, que la droite ou la gauche l’emporte, le 14 mars, c’est quasi pareil. La différence, au pis, ce sera 1 point de PIB, pour plus ou moins d’impôts en échange de plus ou moins de services sociaux. Vous voyez, rien de grave…  » Il sourit, lève son verre.  » Nous sommes optimistes et sans jalousie. L’Espagne, c’est un pays miracle.  » l

Michel Faure, avec Cécile Thibaud, à Madrid

M. F., avec C. T.

ôAznar, qui a tout réussi, a su renoncer à tout. Il serait mesquin de lui mesurer notre admiration »

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