Il n’est pas donné à tout le monde de se redresser dans son cercueil durant l’office religieux de ses funérailles. Surtout si, lors du fatal accident de roulage, la tête du défunt s’est séparée de son corps avant que le croque-mort l’y rattache à gros points, par égard pour la famille. C’est pourtant le cas de Ted Larue, professeur à l’université de Los Angeles, qui retourne vivre à la maison, avec sa femme, ses deux enfants et sa vilaine cicatrice, après avoir provoqué une panique majuscule et rameuté la télévision. Comme Ted Larue, Percival Everett est lui aussi prof (littérature et philosophie) à la Southern California University. A cette différence près qu’il n’est pas un raté, qu’il est noir, que c’est un romancier surdoué à qui l’on doit une quinzaine de romans (dont Effacement, le premier paru en français, en 2004, et aujourd’hui republié en collection de poche Babel), qu’il est aussi peintre et grand amateur de pêche à la mouche. Ajoutons que Ted Larue est le personnage principal de Désert américain, son deuxième roman traduit, qui devrait être suivi de plusieurs autres dont ses compatriotes – pas tous sans doute – se sont déjà régalés.
Si Effacement est une charge rouée et déjantée contre le racisme, contre les comportements des milieux intellectuels et les succédanés de » bons sentiments » qui vicient la société, Désert américain n’est certes pas éloigné de ce propos, et c’est aussi une réflexion en forme de fable jubilatoire et signifiante sur la précarité, les égarements et les faux- semblants propres aux vivants comme sur leurs interrogations ou leurs aveuglements vis-à-vis de la mort. Ironie du sort, au moment de l’accident, Ted Larue se préparait à se suicider par noyade pour conclure une existence jugée terne et médiocre. Sa résurrection inopinée le met dans une situation d’autant plus bancale par rapport à sa famille, comme à ses semblables en général, que tout est, au sens propre, » dans la tête « , qu’il cumule une exacerbation des perceptions et une désactivation des émotions de surface au profit d’une lucidité intense et d’une authenticité inédite des sentiments. Alors qu’il tient la vedette bien involontaire de l’actualité, il est enlevé par Big Daddy, le gourou – paranoïaque et pédophile – d’une secte dangereusement bêtifiante, installée dans le désert. Pour tomber ensuite aux mains de militaires, dans une base secrète où l’on opère des recherches sur l’invulnérabilité et où l’on clone aussi des Jésus – toujours ratés et incomplets – à partir de l’ADN recueilli sur le fer de lance du légionnaire romain Longin.
Pendant ce temps, un détective commis par la femme de Larue – confrontée au problème de toucher ou non la prime d’assurance-vie – se met à sa recherche. S’il pointe l’arme redoutable de la dérision et d’une fantaisie échevelée sur les aberrations psycho-socio-religieuses et sur les vacuités de la société américaine (le titre du roman n’invoque pas la seule géographie), le propos d’Everett relève bien d’un humanisme au meilleur sens. Pour détourner une citation biblique, n’inviterait-il pas à » tuer le vieil homme « , à stopper ses gesticulations ineptes et à ressusciter enfin, pour faire marcher sa tête et pour trouver, comme Larue en fin de parcours, la sérénité, la sagesse et la générosité nécessaires pour envisager le continuum de la vie et de la mort autrement que comme une vaine compétition fatalement conclue sur abandon par accident ? l
Désert américain, par Percival Everett. Traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut. Actes Sud, 320 p.
Gh.C.