Un martyr dans l’arène

Le destin tragique de Manolete, torero star des années 1940, personnalise celui d’une Espagne meurtrie par la guerre civile. Anne Plantagenet retrace sa longue marche vers une gloire de cendres et de sang

Manolete fut la figure symbolique, adulée et détestée, de cette Espagne de l’après-guerre, habitée par un peuple exsangue. Le froid, la faim obsédante, le chômage, le souvenir, dans chaque foyer, des victimes d’un conflit sauvage, la solitude des veuves, la tristesse des orphelins, l’ombre de centaines de milliers d’exilés, la peur et l’ennui, les processions et les cantiques : qui pense encore à ce désastre ? C’est sur ce fond de ruines que se dresse la stature de Manuel Rodriguez Sanchez, dit Manolete, le  » calife foudroyé « , dont la belle biographie d’Anne Plantagenet conte avec pudeur l’enfance, la longue marche vers cette gloire de cendres et de sang, revanche contre la gêne et contre la mort du père, pauvre torero sans succès.

Une haute silhouette sèche et maigre, un visage de clown triste, avec un nez imposant, des oreilles décollées, un regard de lassitude, ce physique s’accordait à ces temps moroses. Le récit nous plonge dans un drame de Federico Garcia Lorca avec cette mère fière et bigote, d’une âpreté superbe. Elle se prénomme Angustias, Angoisses, n’est-ce pas un symbole ?

C’est dans les années 1930, sous une République honnie par sa mère, révoltée par l’anticléricalisme déchaîné des Azana et des Largo Caballero, c’est sous la République que le futur Manolete connaît ses premiers succès. Mais ses triomphes, après le passage obligé par l’armée, il les remporte dans les années 1940, au lendemain de la victoire franquiste. Pourtant, le dictateur n’éprouvait pas une grande sympathie pour le Cordouan, dont il réprouvait la liaison scandaleuse avec une starlette aux m£urs douteuses ; de son côté, Manolete n’hésitait pas, au Mexique, à fréquenter Indalecio Prieto, le seul homme politique que la République ait produit.

Ce que fut sa gloire, on peine à l’imaginer. Les indigents vendaient leur matelas pour applaudir et insulter ce maestro qui, refusant la moindre concession, imposait un style d’une netteté terrible. Or l’homme savait ce qu’il aurait fallu faire pour déchaîner les gradins ; il lui suffisait d’observer son rival, ce Luis Dominguin adulé des femmes, pour constater que la complaisance, plus que la vérité, séduit les foules. Deux écoles, deux philosophies, deux esthétiques, deux origines sociales également : Dominguin avait l’aisance de la fortune et des relations, il symbolisait les ambitions du régime, alors que, façonné par l’ascèse de Cordoue, incarnant les aspirations et les envies d’Angustias, Manolete révélait les angoisses des pauvres.

Un art stoïque et dédaigneux

On trouve dans cette enfance de gêne et de fière concentration le véritable secret de sa mort, dans les arènes de Linares, le 28 août 1947, mort qui plongea l’Espagne dans la stupeur et dans la consternation. L’immense peuple des misérables sentit ce jour-là qu’il portait une part de responsabilité dans cette tragédie. Mais comment ces foules d’indigents n’auraient-elles pas haï le reflet que Manolete, par son art stoïque et dédaigneux, par son hiératisme méprisant, leur renvoyait ? Elles étaient fatiguées d’aguantar – elles n’en pouvaient plus d’endurer – et ce torero de témérité et de vérité, elles avaient souhaité sa fin, quand bien même elles succombaient à la fascination hypnotique. Il ne leur restait qu’à pleurer avant de s’abandonner à la joie légère de Dominguin, puis à la rage de jouir d’El Cordobés.

Manolete, dernière victime de la guerre civile. Que l’on aime la corrida ou qu’on la déteste, on doit lire la passionnante biographie d’Anne Plantagenet pour comprendre d’où elle vient, ce qu’elle révèle de l’Espagne. l

Manolete. Le calife foudroyé, par Anne Plantagenet. Ramsay, 334 p.

Par Michel del Castillo(Auteur du Dictionnaire amoureux de l’Espagne (Plon).)

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