Un marchand d’armes décomplexé

Intermédiaire indépendant dans la vente d’armes françaises, Bernard Cheynel conte ses aventures au pays sans frontières de la corruption dans Marchand d’armes (Seuil). Dont la Belgique.

Qui, en Belgique, connaît Bernard Cheynel ? Pas grand-monde. Pourtant, ce Français de Normandie, marié à une princesse iranienne de la dynastie des Kadjar, s’est agité dans les eaux troubles des contrats d’armement des années 1980, lorsque les partis politiques étaient financés par la corruption.

A 71 ans, Bernard Cheynel a décidé de faire son coming out dans Marchand d’armes (Seuil), en se plaçant sous un double patronage. Celui d’Alexandre de Marenches, le chef des services secrets français (1970-1981) chassé par François Mitterrand, auquel Christine Ockrent a consacré un livre d’entretien (Dans le secret des princes, Stock). Et celui du diplomate et homme d’Etat français Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838). A l’un, écrit le marchand d’armes, il doit sa morale, qui consiste à corrompre n’importe qui, sauf les hommes politiques français. En se revendiquant de Talleyrand, à qui Napoléon avait lancé  » Vous êtes de la merde dans un bas de soie « , il justifie son pragmatisme et sa souplesse. Issu d’une famille d’avocats et de magistrats, Bernard Cheynel est un aventurier aimant la grande vie (comme dans son Deauville natal), les chevaux (sa mère était propriétaire d’un haras et lui-même, entraîneur), les femmes (cela va sans dire) et les embrouilles parfois risquées aux quatre coins du monde : Iran, Inde, Pakistan, Libye…

Reçu par le gotha socialiste

Le chapitre consacré à son incursion dans notre pays s’intitule :  » Les Belges préfèrent les dessous-de-table en liquide « . Au début de l’année 1988, Cheynel entre en contact avec l’avocat bruxellois Jacques Bauduin, qui conseillait les socialistes belges.  » Malin, il comprit que, par mon entregent, il pourrait mettre un pied dans le milieu de l’armement et y faire des affaires. Il accepta donc de me faire rencontrer ses amis belges, et, trois jours plus tard, je fus reçu à Bruxelles par tout le gotha socialiste : MM. Guy Spitaels, Guy Coëme, Merry Hermanus… […] A peine arrivés au pouvoir, mes nouveaux amis m’informèrent qu’ils souhaitaient acquérir une quarantaine d’hélicoptères militaires.  » Cheynel essaie de se placer et prévient l’entourage du Premier ministre, Michel Rocard (PS) :  » Ce n’est pas une baisse des prix de 10 % que veulent les Belges pour choisir l’Ecureuil. C’est une commission qui représente 6 % du contrat !  »

Les Italiens durent trouver les bons arguments car c’est à eux que la Défense acheta 46 hélicoptères Agusta pour un montant de 225 millions de dollars. L’instruction de la juge Véronique Ancia sur l’assassinat d’André Cools mit au jour le  » don  » de 8 millions de francs français versés par Agusta au parti socialiste flamand, ainsi que les 15 millions donnés par Dassault au SP et au PS dans le cadre de la modernisation des F-16 de la Défense belge ( » contrat Carapace « ). En revanche, la modernisation des Mirage 5 ( » contrat Mirsip « ), confiée à la société française Sagem (aujourd’hui, Safran) resta en-dessous des radars de la justice Cheynel s’en frotte encore les mains :  » Mon Dieu, je n’ai jamais compris pourquoi Serge Dassault avait effectué des virements bancaires alors que seul le liquide permet de ne pas se faire prendre. La mallette, il n’y a que ça de vrai, et c’est elle, pour ma part, que j’ai toujours pratiquée.  »

 » Dassault vous a pris pour des Béninois  »

 » Peu de temps après, relate le lobbyiste,  » je discutai avec mon principal interlocuteur belge et grand architecte de ces contrats : Merry Hermanus, un apparatchik socialiste doté d’une influence certaine. Nous marchions, à Bruxelles, entre les jardins du Palais royal et le Parlement, qui, vus du ciel, comportent de nombreux signes et symboles maçonniques. Nous nous y promenions longuement afin d’éviter les écoutes sauvages dont nous nous méfiions. Je lui posai la question qui me brûlait les lèvres :  » Combien vous a proposé la maison Dassault pour les F-16 ?  » A ma grande surprise, Merry Hermanus me répondit :  » Un milliard de centimes.  » Il parlait en anciens francs, bien sûr !  » Quoi ? Mais Dassault vous a pris pour des Béninois ! – Des Béninois ? Que voulez-vous dire, Bernard ? – La somme peut vous sembler importante, mais cette commission s’élève à peine à 1 % du contrat, qui s’élève à un milliard de francs. Il n’y a que les amateurs qui négocient des sommes fixes et non des pourcentages.  » Cet échange fut suivi d’un long silence. Je ne pus m’empêcher de rappeler à Merry Hermanus que sur mon contrat, le Mirsip, son camp touchait trois fois plus, alors que le montant total était moins important.  » Mon cher Merry, je ne sais pas si cela vient de l’Ofema (NDLR : l’un des offices français qui, jusqu’en 2000, géraient les  » commissions  » des décideurs étrangers et les  » rétrocommissions  » qui revenaient en France) ou de Dassault, mais il y a de la perte en ligne « , ajoutai-je. En clair, une partie de la commission qui aurait dû revenir aux Belges s’était évaporée.  »

Interrogé par Le Vif/L’Express, Merry Hermanus recadre les propos de Bernard Cheynel :  » J’ai un vague souvenir de son nom mais je ne l’ai jamais rencontré. La petite promenade ne me dit rien. En revanche, je me souviens très bien de ce type qu’il déteste, Philippe Esper, qui travaillait pour l’Office général de l’air (NDLR : un office français comparable à l’Ofema), que j’ai rencontré une fois à Paris. Je ne sais pas si les Français ont gardé des commissions de Dassault. Je rappelle que le PS n’a reçu de l’argent qu’après la passation du marché, et non avant, à la différence des socialistes flamands, pour qui la corruption a été établie. J’ai été reçu chez Dassault, avec Serge Dassault lui-même. Comme le PS ne demandait rien, la proposition est venue de leur côté :  » 35 millions, ça vous convient ?  » – J’ai dit :  » Bien sûr « . Et c’était terminé. Selon moi, la thèse défendue par l’auteur est franco-française et tend à prouver que quelqu’un s’est servi en France.  »

Par Marie-Cécile Royen

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