Un manifeste en quatre expositions

Guy Gilsoul Journaliste

Après six mois de travaux et un lifting en profondeur, le musée d’Art contemporain d’Anvers précise ses objectifs. Rencontre exclusive avec son directeur, Bart de Baere.

Quand, en 2002, Bart de Baere quitte le Smak de Gand, alors dirigé par Jan Hoet, pour prendre la direction du Muhka, le bouillonnant Gantois l’encourage :  » Tu as raison, ici tout est fait. A Anvers, tout reste à faire.  » Sept ans plus tard et après six mois de travaux, le musée prend un nouveau départ. Les quatre expositions programmées en même temps, cet automne, illustrent les options (très politiques) prises par une institution qui est aussi une des plus audacieuses en termes d’acquisitions.

Le Vif/L’Express : Si votre budget de fonctionnement tourne autour des 5 millions d’euros annuels, vous ne recevez que 200 000 euros pour l’acquisition. Une moyenne en Belgique, mais très peu au regard des prix de l’art actuel et très en dessous de la moyenne européenne.

Bart de Baere : En effet, le budget moyen en Europe oscille autour des 7 millions d’euros. Il y a peut-être une explication. Chez nous, les vieilles institutions nationales ont longtemps vécu sur leurs acquis sans se préoccuper des opportunités offertes par les revendications régionales qui ont été souvent à la base d’institutions beaucoup plus combatives. Dans ce domaine, l’art contemporain est un porteur idéal. Il ne s’agit donc plus de se constituer une collection encyclopédique ou d’organiser des expositions d’hommage aux célébrités. Non. L’art contemporain porte en lui la possibilité du débat d’idées. Exemple : après Franco, l’Espagne et plus particulièrement la Catalogne réclamaient la liber-té de parole, la discussion, l’ouverture aux autres. Le politique l’a bien compris. D’où la création du Macba de Barcelone qui reçoit 12 millions d’euros pour ses acquisitions. En Belgique, cela n’a changé que depuis quelques années, que ce soit du côté francophone ou en Flandre.

L’identité régionale comme modèle à suivre ?

Soyons clair, tout choc binaire, façon flamand-wallon, est idiot. Revendiquer l’identité  » belge  » l’est tout autant. Par contre, oui, il existe des  » lieux  » d’où l’on vient, mais ceux-ci, à l’exemple du Benelux dans le passé, sont transfrontaliers. Notre Brabant s’étire aux Pays-Bas et le territoire des princes évêques ne se limitait pas à Liège ; Lille était en Flandre… Dans une société de plus en plus globalisée, l’homme a besoin d’un point de repère. C’est notre histoire, notre présent et la base de notre futur. Il ne s’agit pas d’activer une attitude de repli, mais plutôt d’alimenter une énergie de l’ouverture aux autres. Nous sommes quand même six milliards de Terriens.

De manière plus large, peut-on dire que le projet muséal a changé depuis la chute du mur de Berlin ?

Sans aucun doute. Avant 1989, le monde était divisé en deux. Le tout-à-l’Etat à l’Est. Le tout-à-l’individu à l’Ouest. Entre les deux, il y avait l’Europe sociale-démocrate. A l’heure de la mondialisation, ces clivages n’existent plus et l’entre-deux européen est en crise. La question est donc de savoir comment le musée, institution publique, peut ré-articuler ce qui est à la base même de toute vie en société, le rapport entre sphère privée et sphère publique.

Comme à la fin du xviiie siècle, l’art serait donc, par les débats qu’il suscite, une école du dialogue et de la liberté ?

Oui, sauf que le public s’est élargi. L’art ne s’adresse plus aux seuls représentants du pouvoir politique ou économique, même si ceux qu’on appelle en flamand les  » barons du savon  » (les nouveaux riches) ont en effet beaucoup plus de moyens que nous pour imposer leur vision de l’art.

De nombreux artistes ne flattent-ils pas le narcissisme de ces nouveaux potentats culturels ?

De nouveau, je ne crois pas aux oppositions. Je connais de très grands artistes flamands qui parviennent à concilier trois activités différentes : créer, assurer leur propre promotion et vendre. Après tout, s’ils maintiennent des frontières entre ces trois niveaux d’activités, je ne suis pas contre le fait que des artistes deviennent très riches. L’économique seul ne peut exister mais l’art ne peut se passer de l’économique.

Cependant, ni les artistes que vous invitez, ni le musée ne proposent de réponse claire.

Absolument. C’est la raison pour laquelle nous avons symboliquement demandé à l’artiste Christophe Terlinden de trouver un nouveau nom pour le Muhka. En devenant le  » M kha « , sa prononciation incertaine rompt donc avec une habitude née avec le MoMa de New York qui consiste à trouver une appellation qui sonne aussi bien que Coca, DS ou Plug TV. Au contraire, l’absence du  » u  » ouvre un espace  » blanc « . L’art n’est pas un produit commercial. Il n’entre pas dans le consensus mais réclame le singulier.

Les quatre expositions présentées à l’occasion de ce nouveau  » M Kha  » portent en effet la marque de cette recherche d’individualités appartenant, soit par leur origine, soit par leur travail, à d’autres lieux du monde

Il est intéressant de noter combien de zones entières du monde sont ignorées ou abondamment révélées selon l’importance géopolitique du moment. Nous essayons de chercher ailleurs, de ne pas nous contenter de ce qu’on nous offre sur un plateau d’argent. Ainsi, les saisons dernières, nous avons investigué le Maroc et la région de Vancouver. Nous avons, cette fois, cherché du côté du Caucase et de l’Asie centrale. Dès aujourd’hui, nous présentons, dans l’exposition Lonely at the Top, l’£uvre de Dmitry Prigov qui, toute sa vie, chercha à se documenter sur ces régions. De même, nous y révélons l’£uvre d’un très jeune créateur ouzbek, Said Atabekov. Dans une deuxième exposition (Collection XXIV), nous intégrons à des £uvres occidentales celles d’artistes indiens et, dans un troisième ensemble (Useful Life), nous avons invité trois artistes chinois (Xu Zhen, Yang Zhenzhong et Yang Fudong) alors que, pour réaliser la peinture de la façade, nous avons fait le pari sur l’Anglais Enrico David qui n’a pas encore de reconnaissance internationale.

La plus importante des manifestations a été construite par le commissaire anglais Grant Watson autour d’une réflexion sur le textile qui est aussi inscrit dans la réalité économique d’Anvers et de la Flandre.

Le textile a longtemps été associé à la notion de parure et, donc, de richesse. Cette fois, on interroge son histoire et son actualité mais sous un angle particulier : comme porte-parole du tissu social. On y verra donc se côtoyer des vêtements, des sculptures textiles, des bannières ou encore des drapeaux. Le tout entremêlant la création d’artistes modernes (Anni Albers et Varvara Stepanova) ou contemporains (de James Lee Byars ou Tapta à Hélio Oiticica et Rosemarie Trockel), les entreprises (flamandes) et l’histoire documentaire. En effet, si le textile produit des parures, on en fait aussi des vêtements de travail, des bannières et des drapeaux…

Anvers, M hka, Leuvenstraat, 32. Jusqu’au 3 janvier 2010. Tous les jours, sauf le lundi, de 11 à 18 heures. Le jeudi jusqu’à 21 heures. www.muhka.be

GUY GILSOUL

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