Un avenir sans pépin ?

En greffant une tablette tactile à la manette de sa nouvelle Wii U, Nintendo bouleverse une fois de plus la prise en main de ses jeux et taquine Apple, de loin. Officiellement non concurrents, ces deux adeptes de vulgarisation high-tech flirtent avec le conflit.

Chacun sa chapelle à Los Angeles. Chacun sa console. Ce 7 juin, à l’heure du pare-choc contre pare- choc et des cafés américains qui ne réveillent pas, quelque 2 200 adeptes de la congrégation Nintendo s’engouffrent en rangs serrés dans le Nokia Theater. En plein downtown, on se prépare à boire la parole sacrée des pontes de la firme de Kyoto. Juste un prélude à l’ Electronic Entertainment Expo. Car, passé les deux heures de sermon de Big N, le Salon dévoué à la religion du joystick (E3 pour les intimes) ouvrira ses portes à 46 800 professionnels du secteur. Trois jours durant, des millions de gamers avides de nouveautés hardware et logicielles resteront sur le qui-vive sur le Web. La grand-messe peut débuter.

Des journalistes tapissent l’assistance de l’amphithéâtre où Satoru Iwata et Shigeru Miyamoto (patron de Nintendo et père de Mario), prêchent la bonne parole. Mais le rassemblement prend des airs de culte religieux postmoderne, plus que de conférence de presse. Comme trop souvent dans le secteur, les applaudissements grondent à l’annonce de certains titres. Quelques mots sur Pokémon ou l’interprétation par un orchestre symphonique des thèmes musicaux de Zelda déclenchent des hurlements de diverses zones de la salle. Là où précisément se concentrent des nids de fanatiques dévoués corps et âme à ces sagas.

La veille, à un jet de pixel du Nokia Theater, Microsoft et Sony (voir les encadrés p. 41 et 42.) officiaient également dans des conditions similaires. Mais c’est finalement Nintendo qui créait l’événement cette année puisqu’il présentait sa nouvelle console de salon, la Wii U. Bien plus que la puissance de la machine (volontairement passée sous silence), c’est sa nouvelle manette qui est mise en avant. A mi-chemin entre une tablette tactile et un joypad (1), cet accessoire jamais vu dans le monde du gaming entend prolonger l’action se déroulant sur le téléviseur jusqu’au creux des mains du joueur. Gorgé de high-tech dans l’air du temps à l’image de son binôme webcam/micro (pour du chat vidéo), cet accessoire hybride surfe sur la mode des tablettes PC, de par sa détection de mouvement et son écran tactile.

Comme un air de famille

 » Historiquement, le premier appareil grand public qui a popularisé l’écran tactile reste notre première console portable à double écran, la Nintendo DS. C’était en 2005 et nous comptons aujourd’hui 45 millions d’utilisateurs en Europe « , rectifie Laurent Fischer, directeur du marketing de Nintendo Europe.  » La vulgarisation du gyrosocope et donc de la détection de mouvement auprès du grand public s’est elle aussi fait grâce à Nintendo par le biais de la Wii en 2006. Je ne parlerai donc pas de surfer sur une vague que nous avons nous-même lancée. Nous ne faisons que combiner l’ensemble de ces éléments dans nos nouvelles consoles, y compris notre récente 3DS.  » (2)

Impossible toutefois de ne pas penser à l’iPad en regardant la manette à écran tactile de la Wii U de Nintendo. Dès l’automne prochain, les propriétaires d’iPad joueront d’ailleurs sur leur téléviseur en passant par l’AirPlay et l’Apple TV 2. Dans un jeu de course comme Real Racing 2 HD, on pilotera ainsi des bolides (sur le téléviseur) en pivotant la dalle tactile qui affiche un plan du circuit. Si la nature (moins ambitieuse) des jeux et l’ergonomie (sans touches) de l’iPad diffèrent de la Wii U, ce parallèle alimente un duel que d’aucuns considèrent comme réel ou, à tout le moins, inévitable : celui d’Apple contre Nintendo.

Préférant la convivialité à l’ultra- performance technique, Satoru Iwata et Steve Jobs n’ont donc pas attendu la Wii U pour se livrer à un  » versus « , aux yeux de certains. En à peine quatre ans, les quatre versions de l’iPhone ont ainsi transformé cette plate-forme en console de jeu vidéo portable à part entière (voir notre dossier  » Spécial téléphone du futur  » du Vif/L’Express du 12 novembre 2010), là où des acteurs gaming spécialisés comme Sega ou Atari avaient échoué par le passé. La catégorie d’application la plus représentée dans l’App Store (61 265 apps sur un total de 408 642 selon 148 Apps) appartient ainsi à la famille gaming tandis que huit jeux y occupent le top 10 des applications les plus vendues.

Trafic d’influence

Dessinant tous deux des objets technos à l’esthétique blanche épurée et simplifiant la prise en main de leurs produits, Nintendo et Apple semblent donc se confronter sur le terrain du jeu vidéo portable. D’autant que le public visé se compose en grande partie de joueurs occasionnels, soit des non-spécialistes du joystick.

 » C’est exactement l’inverse. Tout le monde pense qu’Apple et Nintendo sont concurrents, mais notre vision de la concurrence englobe l’ensemble des moyens qu’ont les gens de se divertir. Si nous ne sommes plus capables de créer une émotion chez eux, nous nous mettons en danger par rapport à nous-mêmes « , poursuit Laurent Fischer.  » En outre, si on prend des chiffres factuels, il n’y aucune relation pour nous entre une montée d’activité du jeu vidéo sur smartphones et une conséquence, quelle qu’elle soit pour notre chiffre d’affaires sur consoles portables. Les deux vivent l’une à côté de l’autre et non l’une contre l’autre. Elles sont complémentaires. « 

Une première dans l’histoire du jeu vidéo

Nintendo nie farouchement toute concurrence avec Apple (de même qu’avec Sony et Microsoft) pour éviter la confrontation et prétend ainsi évoluer seul dans son secteur. Mais la firme de Cupertino touche de plus en plus au jeu vidéo nomade, chasse gardée du plombier moustachu depuis les années 1980. Ce dernier mise dès lors (inconsciemment ?) à son tour sur du multimédia nomade façon smartphone. Sa dernière console, la Nintendo 3DS, intègre ainsi une webcam, se connecte au Web et se fend même d’un appareil photo en 3D, fonction encore rare, même sur smartphones.

Une foule de mini-logiciels permettant d’éditer des photos ou de créer de la musique accompagne même la console… qui se connectera prochainement à un magasin de vente de jeux en ligne calqué sur le DSi Ware de la précédente DS. Loin de se transformer en téléphone, la portable de Nintendo tente donc de jouer aux touche-à-tout multimédias, sans parvenir toutefois à un résultat aussi probant que l’iPhone vis-à-vis du jeu vidéo.

Comme celui d’Apple, le baromètre de Nintendo n’était pas au beau fixe au début des années 2000. Nintendo accusait alors une perte de vitesse notable face à la confirmation du label PlayStation de Sony et à l’arrivée de la Xbox de Microsoft sur le marché des consoles de salon. Arrivé à la présidence du groupe en 2002, Satoru Iwata lui a administré une thérapie de choc en laissant tomber la course à la puissance graphique pour se concentrer sur la prise en main de ses machines. Une première dans l’histoire du jeu vidéo qui lui a permis de revenir à l’avant-plan.

Position dominante

Un an après la sortie de sa Wii, de 2006 à 2007, le chiffre d’affaires de Mario explosait ainsi de 70 %, produisant 4,1 milliards de dollars. Aujourd’hui, même si le chiffre d’affaires de Nintendo effectuait un plongeon spectaculaire d’avril 2010 à mars dernier (3) (soit une diminution de 29,3 % équivalant à 8,8 milliards d’euros), la firme de Kyoto occupe toujours une position dominante sur le marché des consoles. Sa portable DS affiche ainsi 147,7 millions d’unités répandues dans le monde (contre les 68,4 millions de PlayStation Portable). Le constat est le même dans les salons où la Wii reste reine et caracole en tête des ventes avec 87,2 millions d’unités dans le monde, contre 54,3 et 50,9 millions pour ses concurrentes, respectivement les Xbox 360 de Microsoft et PlayStation 3 de Sony.

Coup de poker

Secret du succès ? Nintendo est parvenu en six ans à vulgariser le jeu vidéo auprès d’un public non joueur… tout comme Steve Jobs l’avait fait pour l’informatique avec son Apple II au début des années 1980 et pour les smartphones plus récemment. Grâce à l’interface tactile de sa Nintendo DS et à la télécommande à détection de mouvement de sa Wii, le géant nippon s’est posé comme un trendsetter technologique du jeu vidéo. Autant qu’Apple l’est aujourd’hui sur le terrain de la téléphonie mobile.

Plus besoin d’utiliser des petites touches et micro-joysticks trop complexes. Les béotiens balancent naturellement la télécommande de la Wii pour jouer au tennis (on parle de motion gaming) et touchent l’écran de la DS pour résoudre des tests de QI dans Professeur Kawashima. Jeux vidéo tactile et motion gaming deviennent tellement populaires qu’ils finissent par être adoptés par Sony (4) et Microsoft l’année passée via le PlayStation Move et le Kinect.

Promesses de jeu passionnantes

Clé de voûte d’une console, les jeux des éditeurs tiers comme Electronic Arts et Ubisoft détermineront la destinée de la Wii U.  » Nous n’avons encore aucun titre officiel. Pas par manque d’intérêt, mais plutôt par habitude. Nous ne sommes jamais les premiers à annoncer des jeux sur des nouvelles consoles. La manette tablette que Nintendo a présentée à l’E3 offre toutefois des promesses de jeu passionnantes. Il s’agit d’une vraie innovation. On est certain que Nintendo va en faire bon usage et montrera la voie aux autres éditeurs tiers « , note Grégory Coffiner, Product Manager chez Square Enix (5) pour la Belgique.  » Mais, jusqu’ici, je reste encore sceptique quant à la liste de jeux présentés. Certes, des titres hardcore ont été avancés, mais la cible casual qui reste chère à Nintendo n’a pas été mise en avant pendant la présentation de l’E3. Je trouve ça un peu mou. Ils devront lâcher des titres forts d’ici à sa sortie, d’autant que la 3DS tarde à drainer des productions marquantes.  » La Wii U, nouveau tour de passe-passe de Nintendo ? Réponse au prochain épisode pour sa sortie en 2012.

(1) Soit une manette classique se composant de flèches directionnelles, de sticks et de boutons.

(2) Console portable à double écran capable d’afficher de la 3D sans lunettes et d’interpréter les mouvements que le joueur lui imprègne.

(3) Un plongeon cyclique assez habituel lorsque les consoles de jeu d’un constructeur arrivent en fin de vie et qu’une nouvelle génération se profile à l’horizon.

(4) Dont la première tentative, avant Nintendo, avec l’Eye Toy avait échoué.

(5) L’éditeur, entre autres, en charge des Final Fantasy et de Tomb Raider.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À LOS ANGELES, MICHI-HIRO TAMAÏ

M.-H.T.

Secret du succès ? Nintendo est parvenu en six ans à vulgariser le jeu vidéo auprès d’un public non joueur…

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