Trouble identitaire

Musée de la reliure et des arts du livre à Bruxelles, la Bibliotheca Wittockiana porte un regard inédit sur Henri Michaux. Un parcours-dialogue (ou face à face troublant) dans lequel se répondent peintures et écritures.

Peintre-poète à l’écart du monde, Henri Michaux (Namur, 1899 – Paris, 1984) est un personnage intimidant. L’un des plus secrets de son temps. Jeune homme pétri d’angoisses, il se réfugie dans la lecture. Sa découverte de Lautréamont – un véritable choc ! – le conforte dans sa vocation : écrire. D’emblée, il s’avère assez doué : son style nerveux – sec et saccadé – est immédiatement reconnaissable. Parallèlement à l’écriture, Michaux livre des peintures. Une vaste création commencée en 1925 avec deux petits visages sortis de la nuit bleutée déposés sur le papier.  » Il arrive à la peinture parce qu’il trouve que les mots sont collants, poisseux, trop lourds « , explique Jacques Carion, spécialiste d’Henri Michaux et commissaire de l’exposition que lui consacre en ce moment la Bibliotheca Wittockiana.  » Composer une phrase, c’est déjà ralentir un processus très rapide, très électrique. […] Et donc il passe à la peinture car une aquarelle, ça va vite.  » Ce n’est pas un hasard s’il y a quelque chose d’immédiat dans les techniques qu’il emploie : l’encre de Chine, l’aquarelle, le lavis… Des disciplines – parfois  » indomptables  » – qui imposent invariablement une part de hasard.

Vingt ans après la dernière grande exposition Michaux en Belgique, la Bibliotheca Wittockiana invite aujourd’hui à observer ses textes autant qu’à lire ses peintures. Ces oeuvres plastiques y dialoguent avec des fragments de correspondance et des extraits littéraires significatifs. Mais les cimaises mettent également le créateur face à la production de ses pairs : des personnalités qui le fascinent (Paul Klee, René Magritte, Zao Wou-Ki, Roberto Matta…) ou des  » hommes singuliers  » (les artistes  » outsiders « , entre autres).

On y croise – aussi et surtout ! – des dizaines de visages. Une facette presque insoupçonnée de l’oeuvre de Michaux, souvent réduit aux dessins qu’il réalisa sous l’influence de la mescaline. Surgissant avec régularité, ces portraits composent pourtant plus d’un tiers de sa production. Dans son livre Peintures et dessins, l’artiste fournissait lui-même l’explication :  » Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages. […] Dès que je prends un crayon, un pinceau, il m’en vient sur le papier l’un après l’autre dix, quinze, vingt. Et sauvages la plupart. Est-ce moi tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? »

Ce parcours – qui accorde bien peu d’importance aux balises chronologiques – insiste sur le caractère ô combien insaisissable du personnage : Michaux n’a cessé d’exister en marge de son identité. Rares sont ceux qui auront mis autant de soin à s’effacer. Refusant catégoriquement qu’on puisse le réduire à une silhouette figée, l’homme veilla par exemple à ne laisser que très peu de photographies de lui. De même, il ne confia aucun écho de sa voix, et effaça toutes les traces, allant jusqu’à multiplier les fausses pistes et les mensonges pour mieux brouiller sa biographie. Une dissolution de l’identité, tant de fois condamnée, qui invite à se questionner. Et s’il nous avait laissé, à travers ce surgissement de visages épars, un immense et fascinant autoportrait à recomposer ?

Henri Michaux. Face à face,à laBibliotheca Wittockiana, à Bruxelles. Jusqu’au 12 juin. www.wittockiana.org.

Gwennaëlle Gribaumont

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