Trois frères de sang

Guy Gilsoul Journaliste

James Ensor admirait Odilon Redon. Celui-ci admirait Goya qui fascinait James Ensor. Est-ce suffisant pour construire une exposition originale ? Réponse à Anvers.

Aux côtés des portraits officiels, l’Espagnol Francisco Goya(1746-1828) possédait un jardin plus secret. Les scènes se passent alors dans la campagne espagnole où le petit peuple danse, se déguise, cabriole et farandole. Il y règne des parfums de carnavals et de fêtes foraines qui virent parfois à l’horreur. On y rencontre aussi des sorcières, des démons, des animaux fantastiques et des fous menaçants. Chez James Ensor (1860-1949), le meilleur de son art se conjugue aussi au son du fantastique, du cri et de la provocation. Mais c’est dans les rues d’Ostende, au bal du rat mort ou sur la plage que valsent et grimacent les squelettes et les héros masqués. Chez l’un comme chez l’autre, la recherche de l’expression domine. Mais que vient faire alors dans ce concert bruyant la poésie silencieuse d’Odilon Redon, le symboliste français de vingt ans plus âgé que le peintre ostendais ? Certes, il y a dans son £uvre bien des êtres hybrides, un £il, une tête de fou ou encore une denture perdue au c£ur d’un vide noir et inquiétant. Il y a comme chez Ensor une attirance pour la mer et les grands fonds. Il y a comme chez Goya l’envie de voler dans l’espace infini. Mais cela autorisait-il une confrontation ?

 » Nous voulions, explique le commissaire Herwig Todts, rendre hommage à Ensor à quelques mois des 150 ans de sa naissance. D’autre part, il nous semblait temps de rappeler que le musée d’Anvers, même s’il ne fut pas très pressé d’acquérir des £uvres de l’artiste, possède aujourd’hui la plus grande collection de peintures (38 toiles) et de dessins (plus de 500) . » Mais comment faire après la grande rétrospective organisée à Bruxelles voici presque dix ans ?

La réponse viendra d’une question : pourquoi, en 1888, Ensor reprend-il un autoportrait peint cinq ans plus tôt de façon très réaliste en y ajoutant un chapeau fleuri ? Le sens de la provocation que le peintre cultive n’explique pas tout. Et pas davantage la mort de son père qui, selon certains, expliciterait l’entrée en scène des squelettes dans l’£uvre dès 1887. Ce goût pour l’étrange, voire le grotesque, est certes ancré dans la tradition flamande. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que les masques par exemple, en 1885, passent du statut de simple objet de curiosité à celui d’acteur. En réalité, ils changent de fonction et, plutôt que de cacher le visage, révèlent, par le ricanement, le rire ou la grimace, le vrai caractère d’une humanité que le peintre critique. Comment expliquer cette évolution vers l’irréel ?

 » En fait, poursuit Todts, James Ensor est d’abord un peintre, un homme de regard. Nous avons donc cherché à mettre en parallèle ses découvertes de plasticien et l’évolution de son £uvre.  » Or, en 1884, James Ensor se rend à Lille et s’émerveille devant Les Vieilles, de Goya. Terrible tableau. L’usure du temps creuse ici la chair de ces femmes édentées qui furent belles sans doute et probablement fort séductrices en leur salon cossu. A coups de griffes et de teintes audacieuses, les visages se font masques impitoyables. Ensor emporte cette vision. Deux ans plus tard, il présente, au salon international des XX à Bruxelles, pas moins de vingt peintures, mais surtout retrouve Goya, cette fois, à travers un hommage rendu par Odilon Redon. Le symboliste n’y expose que des lithographies, soit des estampes où le noir joue un rôle décisif dans l’ambiance secrète et inquiétante. Ensor avait déjà copié des £uvres de Goya. Le voici aux prises avec un hommage singulier, au côté duquel d’autres £uvres le bouleversent. C’est qu’elles renvoient à des poètes qui lui sont chers, comme Edgar Allan Poe et Emile Verhaeren, son ami. On y voit des thèmes qui bientôt se retrouveront dans l’£uvre du maître ostendais comme les scènes d’apocalypse, des tentations de saint Antoine ou encore du Christ souffrant. Un an plus tard, Ensor, à son tour, se lance dans le noir et l’estampe. Comme le fit, un siècle plus tôt, le Goya des Proverbes.

 » Nous voulions, par ces confrontations, conclut Todts, montrer aussi combien ces £uvres sont singulières. Ces trois artistes sont tous des explorateurs, inventeurs de tracés et de couleurs inédites, fascinés aussi par les nouvelles techniques (l’aquatinte pour Goya, la litho pour Redon, l’eau-forte pour Ensor), tout en imprimant à leur £uvre un attachement à la tradition locale. « 

Goya ne peut en effet n’être qu’espagnol. S’il demeure un peintre classique dans ses compositions, il a vite dépassé l’héritage des coloristes vénitiens pour rejoindre une sensualité beaucoup plus contrastée, violente même parfois. Redon garde de la France le goût pour une esthétique soignée, réfléchie, patiente, tout en donnant au vide un rôle jusque-là réservé à l’art japonais. Quant à Ensor, ce n’est qu’en Belgique qu’on peut concevoir son £uvre, à la fois barbare (dans ses coloris et le trop-plein de ses compositions) et mordante, riche de rires aux éclats et d’éclats d’angoisse. Ainsi, tout en partageant un même intérêt pour l’irréalité, chacun suit sa voie et chacun, par ces confrontations, en sort grandi. Ne serait-ce pas cela une exposition réussie ?

Anvers, Goya, Redon, Ensor, peintures et dessins grotesques, musée des Beaux-Arts, Leopold De Waelplaats. Du 14 mars au 14 juin. Du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures. Le dimanche jusqu’à 18 heures. www.kmska.be

A lire : Goya, Redon, Ensor, par H. Todts, X. Tricot et I. Van Den Broecke, éd. Lannoo.

Guy Gilsoul

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