Ne vous fiez pas aux voitures qui sillonnent l'espace, elles sont en réalité une entrave obstinée et systémique à la liberté de circuler. © Isabelle Arthuis

Triviale poursuite

Opérant en solo depuis fin 2013, Aline Bouvy élabore une oeuvre iconoclaste mettant au jour les mécaniques retorses à travers lesquelles la société anéantit les corps et anesthésie les désirs. Son exposition au Macs, sur le site du Grand-Hornu, perpètre une salutaire atteinte au bon goût.

C’est d’abord sous la forme d’un duo que l’on a connu Aline Bouvy (1974, Belgique). Pendant treize années, le nom de la plasticienne était indissociablement accolé à celui de John Gillis, compagnon à la scène comme à la ville. Ensemble, le tandem signait une oeuvre pop et urbaine soucieuse de décloisonner culture savante et références populaires. Depuis un peu plus de sept ans, l’intéressée vole de ses propres ailes, ce qui lui permet d' »explorer des intérêts personnels liés à une esthétique moins frontale mais pas moins transgressive en matière de déhiérarchisation ». Il est question également de revendiquer « des positions plus féministes » ou encore de déployer « une fascination pour l’architecture ». A 47 ans, Aline Bouvy fait preuve d’une maturité artistique se traduisant par cette faculté de faire résonner à l’unisson d’un propos critique le moindre centimètre carré du Macs.

Le linoléum me sert à montrer la photographie autrement. Cela ne me déplaît pas de recourir à ce matériau sur lequel on a coutume de marcher.

C’est d’abord la palette de techniques qui suscite l’admiration du visiteur. L’ artiste montre la vaste étendue de sa vision plastique qui s’étend d’imposantes oeuvres en linoléum marqueté (190 x 230 cm) jusqu’à des créations en plexiglas thermoformé et des interventions sculpturales à même les murs extérieurs. « Le linoléum me sert à montrer la photographie autrement. Cela ne me déplaît pas de recourir à ce matériau à base d’huile de lin sur lequel on a coutume de marcher », avoue l’intéressée.

La série de pièces Urine Mate, dont les linos découlent directement, est plus significative d’un élargissement des horizons esthétiques par l’érotisation des flux corporels dépréciés, ainsi que la prise en compte des conditions matérielles de production. « Dans mon premier grand espace de travail, il n’y avait pas de toilettes, raconte Aline Bouvy. Mon compagnon urinait dans des bouteilles en plastique, tandis que j’étais obligée d’aller au bistrot du coin et, paradoxalement, de payer un café pour me soulager. J’ai donc décidé de faire comme lui. Les bouteilles s’accumulaient dans l’atelier, elles devenaient comme une sorte d’objet de mesure corporel dont les différentes teintes parlaient de moi d’une autre manière. Il fallait en faire quelque chose. L’idée de fabriquer des plâtres s’est imposée, en utilisant également d’autres déchets issus de l’atelier. »

Aline Bouvy propose, à même les murs extérieurs, d'imposantes interventions sculpturales.
Aline Bouvy propose, à même les murs extérieurs, d’imposantes interventions sculpturales.© Isabelle Arthuis

Pour ce faire, la diplômée de l’Ecole de recherche graphique (ERG), à Bruxelles, emploie des boîtes en plastique Ikea en guise de moules. Le résultat? Des sculptures pseudomodernistes évoquant Jean Arp dont la forte odeur ne manque pas de rappeler les « basses » origines. Cette matière première, par le biais d’une saine écologie interne, Aline Bouvy en recycle les formes et l’imaginaire en les transposant dans des photographies mises en scène à la faveur de ces marqueteries au linoléum évoquées plus haut. Sous celles-ci, la plasticienne donne à voir des bas-reliefs figurant des chiens dont l’animalité n’a cure de l’hygiénisme ambiant et du contrôle permanent.

En maraude

Déployée dans une vaste salle de quarante-cinq mètres de long dont l’aspect de couloir incite le visiteur à une traversée rapide, la dizaine de marqueteries évoquées risquait le syndrome du coup d’oeil trop rapide. Avec beaucoup d’agilité et d’ironie, l’artiste représentée par la galerie Baronian a imaginé un dispositif fondu dans le décor de quatre ralentisseurs, similaires à ceux que l’on trouve sur les routes, incitant à marquer le pas. « Dès le départ, j’avais en tête l’idée d’une proposition prenant les contours d’une maraude sexuelle, cette errance dans laquelle on se rend disponible à l’autre en traînant dans un lieu », complète Aline Bouvy.

De contrôle des corps et des mouvements, il est également question plus loin dans la narration, affranchie d’une quelconque volonté de chronologie, déroulée au fil des salles par l’artiste pluri- disciplinaire d’origine luxembourgeoise. Cette thématique transparaît de manière aiguë dans la salle qui accueille l’épatante installation Potential For Shame (2020-2022). Monumentalement ponctué de moulages de vespasiennes confondues avec des structures porteuses et des grilles sur lesquelles sont accolés des bas-reliefs en plâtre, le vaste parallélépipède confronte de façon inédite le curieux avec la question du pouvoir. Au milieu de la salle, plusieurs véhicules de taille réduite, ressemblant à des voitures de police réfléchissantes, sillonnent l’espace sur un fond musical signé Pierre Dozin et selon des déplacements que l’on pense à première vue être aléatoires. En réalité, il n’en est rien, les automobiles ont été programmées en bonne et due forme selon un algorithme implémenté par le designer Julien Bouille. Métaphore d’une société dont la légitimité ne repose que sur la surveillance et la répression, les voitures en question sont pernicieuses. Il ne faut pas se fier à cette impression de pouvoir les tenir à distance en s’en approchant. Pendant quelques secondes, on se rêve résistant sur la place Tian’anmen, car l’ultime réalité est qu’elles sont une entrave obstinée et systémique à la liberté de circuler. Leur présence suggère les pratiques d’un monde mortifère, le nôtre, dont Cruising Bye encourage le dépassement.

Cruising Bye, au Musée des arts contemporains, au Grand-Hornu, jusqu’au 19 septembre.

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