
Triptyque cinétique
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La nouvelle exposition de La Patinoire royale, à Bruxelles, s’arrête sur trois étapes clés d’un mouvement artistique majeur : l’art cinétique. Une proposition en forme de remède à l’apathie contemplative.
Avril 1955, Paris. Denise René inaugure une exposition qui fera date dans l’odyssée des mouvances esthétiques du xxe siècle. En compagnie de Pontus Hultén, un historien de l’art suédois qui, vingt ans plus tard, sera le premier direc- teur du Centre Georges-Pompidou, la galeriste a choisi, non sans un certain flair, le titre Le Mouvement pour qualifier l’événement. Ça bouge, en effet. La petite sauterie culturelle qui se déroule au 124 de la rue La Boétie – l’ancien atelier de mode paternel transformé par Denise René en lieu d’exposition – a attiré plusieurs dizaines de curieux qui se pressent pour découvrir les travaux des sept illustres inconnus au propos novateur. Parmi eux, Victor Vasarely, dont l’anonymat ne durera pas, ou encore un certain Jean Tinguely dont la présence témoigne du caractère visionnaire des organisateurs. Si, à l’époque, l’exposition ne fait pas couler plus d’encre que cela, la postérité se chargera de lui rendre justice en en faisant le très officiel » coup d’envoi de l’art cinétique et optique « .
Cette triple exposition est à comprendre comme une ligne du temps retraçant l’évolution et les perspectives de la révolution cinétique.
C’est en effet à cette occasion que fut publié le fameux Manifeste jaune, une désignation héritée de la couleur du papier utilisé par les trois cosignataires du texte, Hultén lui-même, Vasarely et le critique d’art Roger Bordier. On y lit les attentes de cette nouvelle mouvance refusant la neutralité sensorielle et propulsant la peinture de chevalet dans les oubliettes du goût. A la question » quel visage nouveau prendra l’art dans cette seconde moitié du xxe siècle ? « , Bordier répond : » Nous voici devant l’oeuvre d’art transformable. Qu’il s’agisse de la mobilité de la pièce elle-même, du mouvement optique, de l’intervention du spectateur, en fait, l’oeuvre d’art est devenue, de par sa propre substance et sa propre nature, constamment et peut-être indéfiniment recréable. »
A la suite de cette profession de foi esthétique, tableaux, reliefs, sculptures et autres installations de tous ceux qui souscriront à cette manière de penser la création artistique feront en sorte d’intégrer des dynamiques perceptives exaltées et exaltantes interrogeant notre rapport à l’espace et au temps. Désormais, l’oeuvre se définira par sa capacité à se mouvoir dans l’oeil du spectateur, au cours de son déplacement, sans que celle-ci soit en elle-même mobile (dogme qui sera mis à mal par la deuxième génération cinétique). Ce précieux sillon animé, La Patinoire royale semble le chérir tout particulièrement. En témoignent un accrochage de 2015 (le passionnant Let’s move qui donnait à voir 35 figures de l’art cinétique) mais également le fait que la galerie représente Carlos Cruz-Diez, l’un des acteurs majeurs du mouvement. Soucieux de ne pas en rester là, Valérie Bach et Constantin Chariot, les deux chevilles ouvrières de cet espace appartenant au patrimoine architectural bruxellois, ont imaginé Ce Mouvement qui déplace les lignes, une réjouissante exposition signée en collaboration avec la galerie Patrick Derom et partiellement inspirée par les travaux de Serge Lemoine, professeur émérite à l’université de la Sorbonne.
Approche générationnelle
» Cette triple exposition est à comprendre comme une ligne du temps retraçant l’évolution et les perspectives de la révolution cinétique, souligne Constantin Chariot. Deux artistes et un collectif montrent à la fois trois générations différentes du mouvement mais également des applications singulières. Avec ses sculptures, Pol Bury abouche cinétisme et volume, tandis que Roger Vilder part à la conquête de la ligne et Lab[au] s’intéresse à la surface. » A tout seigneur, tout honneur, c’est le Belge Pol Bury (1922 – 2005) qui retient d’abord l’attention du visiteur. Pionnier du genre – il faisait partie du générique de Le Mouvement – , le natif du Hainaut est présent avec plusieurs oeuvres dont les mobilités sont aussi discrètes que patientes ; on sait que l’intéressé aimait se calquer sur les rythmes de croissance du monde végétal aquatique, dont l’anémone de mer .
A l’autre bout de cette » ligne du temps » optico-cinétique, on trouve le collectif bruxellois Lab[au] qui assure une intéressante ramification contemporaine au mouvement. Les trois têtes pensantes qui composent la cellule jouent avec la combinatoire et la thermodynamique pour signer des oeuvres abyssales. La plus impressionnante est sans doute celle qui consiste en un vaste tapis d’uranium en forme de monochrome jaune. Cette pièce, apparemment inerte, est pourtant bel et bien en mouvement. Sceptique ? Un compteur Geiger en mesure la lente mais inéluctable dégradation.
Il reste que le plus grand mérite de Ce Mouvement qui déplace les lignes est d’exhumer une sorte de » soldat inconnu » de l’art cinétique (l’expression est de Constantin Chariot) : Roger Vilder (1938), plasticien franco-canadien à l’approche remarquable. Sorte de Géo Trouvetou génial, l’artiste incarne un seconde souffle de la mouvance cinétique, active au milieu des années 1960. Une partie de son travail se donne sous la forme d’engrenages assez sommaires, soit des caissons carrés peints en noir au sein desquels se déploient ressorts mécaniques et chaînes industrielles tournant atour d’axes activés par des moteurs électriques dissimulés. Face à ces dispositifs aux contours géométriques simples, du moins en apparence car différents rythmes en sophistiquent les révolutions, c’est la surprise. On songe à un ventricule qui se gorge de sang, à une fleur qui éclot en accéléré, à la toile d’une araignée malicieuse…
Ces étranges agencements animés nous embarquent du côté de la poésie, du vivant en transformation constante, de l’organique. Le tout ronronne doucement, tout au plus entend-on quelques légers entrechocs, loin du vacarme qui caractérise trop souvent les installations sonores actuelles. S’il ne fait aucun doute que Vilder a la nature pour modèle, l’homme regarde aussi la création des hommes. Ainsi de ses oeuvres qui activent des néons. Mis en branle par un moteur, certaines font se croiser lignes lumineuses horizontales et verticales à la façon d’un Piet Mondrian sans cesse fait et défait. Enfin, il faut également mentionner les Pulsations, des tableaux constitués de disques tournant à des vitesses différentes. Le vertigineux effet visuel qui en résulte prouve que l’on a bien là un roi de l’optique qu’il est plus que temps de sacrer.
Ce Mouvement qui déplace les lignes, à la Patinoire royale – galerie Valérie Bach, à Bruxelles, jusqu’au 29 août 2020.
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