Toutes « des putains » ?

DE JEAN SLOOVER

Traiter une prostituée de putain ne choque généralement personne. Insulter de même une ado attirante qui déambule dans la rue ou une épouse qui se refuse à son mari émeut à peine davantage. Pourtant, il n’y a à première vue rien de commun entre une travailleuse du sexe, une fille séduisante ou une épouse abstinente. Pourquoi ce terme de putain vient-il alors chaque fois si instinctivement aux lèvres? Pourquoi stigmatiser de la même façon des femmes qui n’ont rien en commun, sauf d’appartenir à l’humanité femelle? A moins que ce ne soit là leur faute originelle? Ne pas respecter les convenances: fournir des services sexuels contre de l’argent, mettre ses charmes en valeur, repousser le « devoir conjugal »?

Le stigmate de putain n’est-il pas, autrement dit, convoqué dès qu’une femme transgresse ce que la société considère comme les attitudes idéales de la féminité: l’honneur, la vertu, l’innocence, la chasteté, la pudeur? Ne sert-il pas, ce faisant, non seulement à distinguer, à marquer les « femmes bien »? Mais aussi à montrer à ces dernières l’infamie dont elles seraient frappées au cas où il leur viendrait l’idée d’en faire à leur tête? Ces questions n’ont rien de gratuit. Elles laissent entendre que, derrière le prisme déformant de la prostitution, se dissimule peut-être un terrible mécanisme social qui, loin de se limiter aux « professionnelles », empêche l’ensemble des femmes de s’autodéterminer comme les hommes.

On présente les prostituées comme des créatures malades, immorales, perverses… Mais quand on y regarde de près, explique Gail Pheterson (1), elles ont des compagnons et des enfants, elles n’ont pas nécessairement été forcées, elles n’ont pas fatalement subi des sévices, elles ne sont pas perverses, ni d’office porteuses d’affections dangereuses… Bref, les « putes » pratiquent leur métier à la suite de dynamiques sociales contingentes et non pas en raison de leur nature : la prostitution est une activité temporaire; pas un état permanent. Les travailleuses du sexe sont des femmes ordinaires, insiste Pheterson: à part le stigmate de putain, rien ne les distingue des autres femmes.

Et d’autant moins, poursuit-elle, qu’il existe un continuum qui va de la prostitution au mariage. Ce que proscrivent les dispositifs anti-prostitution, ce n’est pas l’acte sexuel, mais le fait de demander de l’argent en échange: le crimefondamental est d’oser prendre des initiatives économiques, de recourir à la mobilité géographique et de disposer ainsi d’une autonomie sexuelle et d’une indépendance matérielle. Ces libertés que les hommes pratiquent sans essuyer de critique, les prostituées en bénéficient au prix de la flétrissure. Entre les deux, pour éviter cette déchéance, les autres femmes, les « madones », n’en sont pas moins tenues de fournir des services sexuels sans en négocier le montant!

Tout le monde, c’est sûr, ne partagera pas cette idée d’une dynamique prostitutionnelle à l’oeuvre dans l’institution conjugale d’ailleurs mal en point. Le postulat sur lequel repose cette thèse – à savoir le droit universel que revendiqueraient les hommes au travail des femmes – a-t-il notamment la pertinence que suggère Pheterson? Il n’empêche: son livre a le mérite de montrer combien il est grotesque de vouloir abolir la prostitution. Et, surtout, de mettre à nu cette autre « arme de destruction massive » qu’est le stigmate de putain auquel le machisme ordinaire recourt chaque fois qu’il veut poignarder la revendication d’une femme à la liberté.

(1) Le Prisme de la prostitution, éditions L’Harmattan, 211 pages.

Parce que le sexisme stigmatise les femmes autonomes, la libération féminine passe par les droits des prostituées

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