Tours et détours de France

Gustave Kervern et Benoît Delépine emmènent Gérard Depardieu, Benoît Poelvoorde et Vincent Lacoste sur la route des vins. Hautement réjouissant…

Formés à l’école Groland, sur Canal+, Benoît Delépine et Gustave Kervern imposaient, à compter de 2004 et d’Aaltra, leur premier long métrage, une musique toute personnelle dans le cinéma français, un cocktail détonant mélangeant humour absurde et esprit contestataire, assaisonnés encore d’ingrédients divers. Au road-movie en chaise roulante allait succéder le surréaliste Avida, bientôt suivi de Louise-Michel, comédie noire tendance anar – les employés d’une usine en passe de délocalisation sauvage décidaient de liquider leur patron – portée par Yolande Moreau et Bouli Lanners, et le film qui leur ouvrait les portes d’une reconnaissance plus large. Un postulat confirmé un peu plus tard par Mammuth, où le duo de réalisateurs réinventait Gérard Depardieu à la faveur d’un périple motocycliste, avant de donner à Benoît Poelvoorde l’occasion d’incarner un punk à chien de centre commercial dans Le grand soir – tout un programme.

Entreprise à haut risque

Depardieu et Poelvoorde, on les retrouve aujourd’hui dans Saint Amour (lire la critique dans Focus Vif, page 39), père et fils en mal de retrouvailles associés à l’impeccable Vincent Lacoste pour s’en aller batifoler sur la route des vins de France. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour mesurer le potentiel alcoolisé de semblable entreprise, et l’on ne peut d’ailleurs s’empêcher de demander aux cinéastes s’ils ont choisi les comédiens en fonction de leur capacité présumée à tenir la boisson.  » Bien sûr, acquiesce Benoît Delépine. Saint Amour a commencé comme une blague. Lors de la promotion de Near Death Experience (NDLR : leur précédent opus, où ils suivaient Michel Houellebecq, jouant un employé en plein burnout, parti mettre fin à ses jours dans la montagne), nous avons lancé sur scène aux spectateurs, qui nous demandaient quel serait notre prochain film, vouloir réunir Benoît Poelvoorde, Gérard Depardieu et Michel Houellebecq pour faire la route des vins. Tout le monde explosait de rire, tant il est de notoriété publique que tous trois adorent boire du vin et de l’alcool. Petit à petit, l’idée a fait son chemin, et on a voulu essayer de réaliser ce film, à nos risques et périls.  »

L’actualité la plus tragique viendra toutefois y mettre son grain de sel, les obligeant à recomposer le trio, Vincent Lacoste, l’acteur découvert dans Les beaux gosses, de Riad Sattouf, reprenant le rôle prévu à l’origine pour l’auteur de La carte et le territoire.  » Après les attentats de Paris, en janvier 2015, et la sortie de Soumission, Michel Houellebecq s’est retrouvé classé numéro un dans les cibles potentielles des terroristes, poursuit Benoît Delépine. Il avait toujours deux gardes du corps, et il devenait très difficile d’envisager de tourner un mois et demi en France avec lui.  »

Un mal pour un bien, peut-être, le romancier les gratifiant en définitive d’un mémorable caméo, lui qui apparaît à l’écran sous les traits d’un tenancier de gîte rural, en contre-emploi hilarant de sa légendaire misanthropie. De quoi, incidemment, étoffer une galerie déjà bien fournie de seconds rôles choisis, qui a vu Kervern et Delépine faire appel, au gré de leur filmographie, à Isabelle Adjani, Brigitte Fontaine, Jean-Claude Carrière, Aki Kaurismäki et d’autres. Une constellation encore rejointe aujourd’hui par Andréa Ferréol, l’inoubliable actrice de La grande bouffe, de Marco Ferreri, devenue par leurs soins la femme de la chambre 208, au coeur de l’un des épisodes les plus cocasses de Saint Amour.

Le film n’incite pas à la mélancolie, en effet, et prend même régulièrement un tour homérique sous l’impulsion d’un Benoît Poelvoorde à l’évidence dans son élément. Il faut ainsi voir le comédien écumer les stands viticoles du Salon de l’agriculture, à Paris – tout sauf un rôle de composition.  » On a eu beaucoup de mal, parce que tout le monde voulait lui offrir des verres, explique Gustave Kervern. Je ne tenais pas spécialement à jouer le rôle de son copain, mais j’ai dû m’y résoudre. J’étais là un peu comme une aide à la personne, il était sous surveillance. Comme il n’arrivait pas à dire chaque fois le même texte précisément, on me voit souvent le lui indiquer avec les lèvres, tant je craignais qu’il n’arrive pas au bout. C’était extrêmement compliqué, mais mettre Benoît Poelvoorde dans des stands de vin et vouloir tourner un film est carrément suicidaire…  »

Bilan d’étape

S’il tangue parfois dans cette direction, le film n’est pas pour autant qu’une aimable plaisanterie de potaches. L’un des principes du road-movie, cette formule chère au tandem de réalisateurs, est d’orchestrer une série de rencontres, plus ou moins improbables. Non contentes de remodeler la relation père-fils sur des bases émouvantes, celles au coeur de Saint Amour célèbrent la femme, l’amour et beaucoup d’autres choses encore. Elles donnent aussi à voir une France quelque peu oubliée et un monde rural sur lesquels les cinéastes posent un regard bienveillant et revigorant.  » Nous travaillons toute l’année pour l’émission Groland, où nous portons un regard satirique sur l’actualité, relève Benoît Delépine. Les informations que relaient les médias nous donnent l’impression que le monde est très chaotique, et on ne peut pas en faire abstraction dans nos films. Mais si le chaos y est présent, on essaie aussi d’adopter un regard plus apaisé. Faire des gags sur le chaos ambiant est intéressant et peut être marrant mais, dans nos films, on essaie d’aller plus loin, et de voir les conséquences de ce chaos sur la psychologie des gens normaux, pour faire un peu le bilan. C’est la raison pour laquelle on trouve au premier plan l’histoire de nos trois héros, leurs aventures et mésaventures sentimentales. Mais en arrière-plan, on aime montrer ce que l’actualité a pu créer sur les gens dans leur vie quotidienne, et faire une espèce de bilan d’étape. Nous sommes des artistes contemporains. Ce film-là n’aurait pas pu être tourné il y a trente ans, il ne s’y serait pas passé les mêmes choses.  »

S’il y a là comme un concentré de solitudes, c’est aussi une humanité généreuse qui se déploie au gré de ces tours et détours de France. On laissera à Vincent Lacoste, magistral de détachement feint sous les traits du taximan embarqué dans cette aventure insolite, le soin de conclure.  » L’ancrage du film dans la campagne française était important. J’étais ravi qu’ils parlent du monde paysan. Je suis issu d’une famille d’agriculteurs, mon grand-père était fermier, et je sais combien c’est un métier extrêmement dur (…). J’apprécie qu’un film ait quelque chose à dire, quel que soit le sujet. Mais plus que tout, un film doit être sincère et refléter ses auteurs. Gustave et Benoît sont fort drôles, mais ce sont aussi des gens sensibles. Le père de Benoît est agriculteur, et Saint Amour, s’il est assez politique, parle aussi d’eux-mêmes. Je trouve plus intéressant d’aborder la politique en finesse plutôt qu’en appuyant le trait.  » In vino veritas…

Par Jean-François Pluijgers

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