Tiina ou la passion de la vieille ville

Au temps de l’occupation soviétique, cette ancienne journaliste a créé un club d’amoureux de la cité hanséatique de Tallinn. Devenu aujourd’hui une école de la citoyenneté

A Tallinn, le cri rauque des mouettes résonne comme l’appel du large sur les toits pentus, entre les flèches des églises et les palais des guildes, envol d’oiseaux blancs qui se perd au-dessus des tours miroitantes jaillissant des quartiers du centre. Des milliers de fois, Tiina Mägi a arpenté les ruelles de la cité hanséatique entourée de fortifications médiévales presque intactes. Là, on entend les mouettes mieux qu’ailleurs.

Au début des années 1970, Leonid Brejnev règne sur l’URSS. A Tallinn, les responsables soviétiques agitent un plan sacrilège qui prévoit de raser une partie de la vieille ville û inscrite par l’Unesco au Patrimoine de l’humanité depuis 1997 û en invoquant des impératifs stratégiques, voire l’amélioration du trafic urbain. L’affaire traînera en longueur, au point que Tiina Mägi se demande aujourd’hui si ce n’était pas une ruse des architectes tallinnois pour étudier à loisir le patrimoine historique qu’ils ont ainsi répertorié, bâtiment par bâtiment. Elle-même réalise des programmes pour la jeunesse à la télévision estonienne. Cherchant un site gothique où filmer un groupe de musique ancienne, elle constate qu’un peu partout des baraquements, des constructions parasites dénaturent les édifices.  » Il faut arracher ces excroissances, pense-t-elle, et secouer les habitants qui ne voient même plus leur capitale.  » Avec l’énergie passionnée qui la caractérise, Tiina décide d’agir. Son idée :  » Créer une sorte de club, non pas une organisation sous contrôle comme tout ce qu’on avait alors, mais un cercle fondé sur la seule volonté de ses participants, sans encadrement officiel.  » Sa cible ? Les jeunes, embrigadés dans le Komsomol, qui n’ont aucun lieu où s’exprimer. A l’automne, avec quelques amis, l’affaire est lancée. Par voie de presse, Tiina appelle au nettoyage de la vieille ville. Sans autorisation d’aucune sorte. Réaction du pouvoir communiste ?  » Je ne vois pas ce qu’il aurait pu objecter à cette initiative fondée sur le bénévolat. En plus, je suis née avec un caractère impossible, sans aptitude pour la soumission.  »

Rendez-vous est pris le 24 octobre 1975. Elle attend les étudiants. Une soixantaine de lycéens et d’élèves des écoles se précipitent. Sur le moment, elle accuse le choc. Mais les gamins ont de l’ardeur à revendre, une ténacité à toute épreuve. Elle leur fera découvrir la splendeur de Tallinn. Et pendant des années, deux fois par mois, hiver comme été, ils déblaient des gravats, vident des combles, retapent des sous-sols û qui abritent aujourd’hui des appartements et des cafés chics. Ils repeignent des grilles anciennes, abandonnées à la rouille, restaurent des portails de bois ouvragé, dont la plupart, déplore Tiina Mägi, sont désormais remplacés par des panneaux de métal. Mais l’essentiel est l’esprit du  » Club de la ville natale  » û qui a façonné une part de l’élite actuelle. Chef du gouvernement à deux reprises et candidat aux élections européennes de juin prochain, Mart Laar a fait ses premières armes dans le journal du club. Tiina se souvient de ses débuts :  » Une kyrielle de phrases interminables, mais témoignant d’une véritable vocation pour l’histoire û qui s’est confirmée par la suite.  » Et de même Toomas Sildam, aujourd’hui journaliste et l’un des plus respectés. Elle évoque aussi un gamin qui posait sans cesse des questions,  » à tel point qu’un jour je lui ai dit d’aller dans une rue et d’y recenser les entrées des maisons, description à l’appui. Il est revenu enchanté, réclamant encore et encore des explications. Il est devenu l’un de nos plus éminents historiens de l’architecture « .

Combien de jeunes Tallinnois ont £uvré au côté de Tiina ? Machinalement, elle tresse ses longs cheveux :  » J’ai essayé de compter, avec les documents dont je dispose, mais après 10 000 je n’ai plus eu le courage de poursuivre.  »

Sous la férule soviétique, le système réservait parfois des surprises. Apprenant que le maire de l’époque voue à la destruction une bâtisse vétuste adossée au mur d’enceinte, Tiina demande par lettre qu’elle soit au contraire rénovée. Son club n’a même pas un local où entreposer les outils.  » Et moi qui n’étais personne, sans organisation ni soutien officiel, j’ai eu gain de cause !  » En 1984, la Maison de la ville natale (Kodulinna Maja) est inaugurée. Tiina Mägi y est encore, orchestrant des actions multiples avec une énergie qui défie les ans, collectant les initiatives, accueillant des Tallinnois de tous âges, et toujours les enfants, souvent fils et filles de parents qui ont eux-mêmes, jadis, fréquenté le club. Pour eux, elle arrange des rencontres avec des historiens, avec le Premier ministre, Juhan Parts, qui leur explique le fonctionnement de l’Etat et des institutions. Elle emmène ses troupes au Riigikoku, le Parlement estonien û établi à Toompea, la ville haute, centre traditionnel du pouvoir û dans le bâtiment où siégeait le Soviet suprême des années d’occupation et, avant lui, les élus de l’Estonie indépendante de l’entre-deux- guerres. Après 1991, la réforme de la propriété a rendu caduques les activités antérieures du club sans en changer les principes. Plus besoin d’entretenir bénévolement la vieille ville, désormais rénovée par les propriétaires privés. Au début de la transition, Tiina répartit les rues entre des équipes de jeunes, à charge pour eux de grimper les étages et de s’enquérir des difficultés qu’éprouvent les habitants.  » Les magasins étaient vides. Les pays scandinaves ont mis en place une aide humanitaire. Grâce à cette banque de données, quand on me signalait un bateau suédois transportant une cargaison de lait, je savais comment orienter la distribution.  » Désormais, le club ne se contente plus de transmettre la mémoire de Tallinn et l’identité estonienne. Il forme des citoyens. Mais Tiina Mägi s’inquiète aujourd’hui de la culture de consommation à l’américaine, tout autant que des buildings qui grimpent dans le ciel de la capitale.  » Je déteste la standardisation et c’est pourquoi j’ai voté non au référendum sur l’adhésion à l’Union européenne. Qu’a-t-elle besoin de s’occuper du calibrage des pommes de terre et des fraises ? Au regard de l’Histoire, l’indépendance recouvrée est une sorte de miracle. Nous sommes un petit peuple qui a résisté, pendant des siècles, à l’assimilation û un danger qui nous guette aujourd’hui à l’intérieur de l’Union.  »

Dans ce pays de 1,4 million d’habitants, devenu en une douzaine d’années une démocratie high-tech,  » l’Etat se fonde sur l’identité culturelle et linguistique, explique l’historien Marek Tamm. Si elle devait être menacée, certains craignent que l’Etat lui-même ne soit mis en péril. Pour ma part, je suis résolument optimiste « .

Sylvaine Pasquier

ôAu regard de l’Histoire, l’indépendance recouvrée est une sorte de miracle »

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