Témoignage d’un père

T out allait bien. Cadre au marketing d’un labo pharmaceutique, je gagnais confortablement ma vie. Avec le salaire de ma femme, enseignante, sans être riches, nous étions des gens ôaisés ». J’avais des ambitions pour mes enfants : études de haut niveau, université, carrière dans une grosse boîte, comme ingénieur peut-être ? Ou médecin, juriste ou directeur des ressources humaines… Un boulot bien comme il faut. Comme j’en avais les moyens, j’ai choisi une école privée réputée : taux de réussite élevé, suivi personnalisé, préparation poussée aux études supérieures dans une perspective d’emploi. Le top, quoi.

Je savais bien que, dans l’enseignement ordinaire, le niveau est différent. Et qu’un enfant doué doit attendre les moins forts pour progresser. Il fallait quand même le reconnaître : les pouvoirs publics sont incapables de payer correctement les profs et de donner aux écoles les moyens d’atteindre les objectifs que les politiques prétendent souhaiter pour elles.

Puis, un jour, tout a basculé. Ma boîte a été absorbée par un consortium. Les cost killers sont arrivés et j’ai été parmi les premiers dans la charrette. A la rue avec mon chèque, sans voiture, je me suis demandé ce que j’allais faire. Comment j’allais rebondir. Car j’allais rebondir, je n’en doutais pas. Ce ne serait qu’un mauvais moment à passer.

Toutefois, nous avons vite compris que le mauvais moment allait se prolonger et devenir de plus en plus mauvais. Pas de travail. Des licenciements à la pelle. Mes réserves fondaient comme neige au soleil et les factures, jadis réglées presque automatiquement, s’accumulaient au coin de la table de la salle à manger. Je vous laisse deviner la suite…

Bientôt, nous avons dû choisir : la maison ou l’école privée. Nous avons choisi de garder la maison et de confier nos enfants à l’école de tous. Ce fut dur pour eux. ô C’est moche ! Les murs sont gris ! « , ô On est 30 par classe ! « , ô Les profs crient tout le temps ! « , ô Je me suis fait traiter de pedzouille à la récré ! « , ô Y en a même qui ne parlent pas français ! « , ô On va à la piscine à pied « , ô Les chiottes puent « … J’ai rencontré le directeur. Comment peut-il exister de telles différences ? ô Monsieur, nous travaillons ici avec un budget pour toute l’école qui équivaut à celui d’une seule classe de l’école d’où vous venez. Et si nous formons ici moins de futurs universitaires que là-bas, c’est que, dans notre école, il y a la fille du boulanger qui lui succédera, le fils du garagiste qui reprendra le garage et les enfants d’une multitude d’employés et d’ouvriers qui devront gagner leur vie, avant d’avoir l’occasion de se procurer une bourse d’études. Sont-ils pour autant moins valables ? Sont-ils moins intelligents ? Moins utiles à la société ? « 

En tant que citoyen, je me sens engagé à £uvrer au progrès d’une société basée sur la liberté, l’égalité et la fraternité ; de contribuer au progrès social en ô exerçant la bienfaisance au sens le plus étendu « . Et pourtant, j’avais eu la faiblesse de croire que l’élitisme était une chance pour mes enfants, indépendamment des autres. Mais mon expérience me l’a douloureusement û et heureusement û rappelé : personne n’a rien à gagner d’une société à deux vitesses.  »

Ce témoignage, emblématique des incertitudes et des incohérences de notre temps, appelle une réflexion sur les méthodes et les contenus à privilégier pour les transferts culturels entre générations. Comment assurer la fonction de  » passeur de civilisation  » dans un monde de diversité, de complexité et de perplexité ? Comment valoriser des repères de valeurs adéquats alors que l’égocentrisme corrode les rapports sociétaux et que les balises en place s’estompent dans la brume ? Comment rendre force et vigueur à un système éducatif globalement grippé même s’il est localement efficace ? Comment inoculer des germes de confiance, d’espoir et de solidarité, alors que l’idéologie régnante nous abreuve d’hypercompétition délétère ?

Pour qu’un système désarçonné et désabusé puisse se libérer de la sclérose et de la vénalité, il convient de se distancier des effets d’annonce, afin que les acteurs et les opérateurs des filières éducatives soient en mesure de se dégager de l’utilitarisme borné pour apprendre à penser, à construire et à être heureux ensemble.

L’école humaniste, prônée dans les textes et les discours officiels, se doit d’assurer l’apprentissage de la connaissance (connaître = naître ensemble) et de la compréhension (saisir ensemble), tout en maîtrisant l’ennui des enseignés et le désarroi des enseignants.

L’engagement citoyen de tous les partenaires postule des réformes profondes des programmes, des pédagogies, des évaluations, des hiérarchies et des responsabilités. Des écoles modèles existent et fonctionnent… Pour cela, privilégier le qualitatif et le participatif, l’autonomie et l’autocritique, mais aussi le sens de la mission sociétale dans le chef de l’ensemble des acteurs ? Des institutions pilotes s’y essaient…

Il s’agit de conférer épaisseur et saveur aux aptitudes individuelles dans la mise en £uvre des projets collectifs. Il s’agit, comme en sport et en art, de progresser et de se valoriser par l’effort. l

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

par J. Richard, A. Adolphy, J. Semal, J. Imboz, N. Rémy, J. Remacle, L. Verbeeck

 » Les profs crient tout le temps ! « ,  » On est 30 par classe ! « ,  » Y en a même qui ne parlent pas français ! « 

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