Soucieux de lutter contre la fraude sociale et d’encourager les chômeurs à reprendre le chemin du travail, le gouvernement souhaite les contrôler davantage. A l’heure où l’emploi lui-même chôme, cette surveillance étroite suscite bien des questions
C’est un nouveau concept : la traçabilité du chômeur « , lance, cynique, Eric Lambin, co-responsable CSC du mouvement » Chômeurs actifs « , à Charleroi. On le doit à Frank Vandenbroucke (SP.A), le ministre de l’Emploi. Son projet, qui devrait être prochainement avalisé par le Conseil des ministres, consiste à faire convoquer par l’Onem (Office national de l’emploi) tous les demandeurs d’emploi qui chôment, en moyenne, depuis dix-huit mois, à quelques exceptions près, afin qu’ils rendent compte des démarches qu’ils effectuent en vue de retrouver un travail. Si le taux de chômage relevé dans leur région est particulièrement élevé, la convocation ne tombera qu’après deux ans. Lors de cet entretien, le chercheur d’emploi serait invité à faire la preuve de sa bonne volonté en attestant des formations suivies, des lettres de candidatures envoyées, des inscriptions en agences d’intérim, etc. Si son rapport est considéré comme satisfaisant, il ne serait reconvoqué qu’un an plus tard. Dans le cas inverse, il devrait contractuellement s’engager à fournir plus d’efforts de réinsertion sur le marché de l’emploi. L’Onem se rappellerait à lui dans les trois à quatre mois, pour s’en assurer. Décidément récalcitrant ? A l’issue d’un troisième entretien négatif, le demandeur d’emploi serait définitivement exclu du chômage et privé d’allocations.
Actuellement, à l’Orbem (Bruxelles), les chercheurs d’emploi sont convoqués après huit mois sans nouvelles, afin de faire le point. Au Forem, l’office de placement de la Région wallonne, tous les jeunes de moins de 25 ans sont automatiquement appelés au plus tard six mois après leur sortie d’école, pour être conseillés dans leur projet d’insertion socioprofessionnelle. La démarche ne semble pas inutile, par exemple dans le cas de ce jeune, titulaire d’un diplôme du secondaire inférieur, et bien décidé à devenir… astronaute ! La porte est bien sûr ouverte aux autres demandeurs d’emploi qui se présentent spontanément. En Wallonie, 60 000 demandeurs d’emploi (sur 250 000) sont aujourd’hui suivis individuellement par le Forem.
Cette mesure, qui a fait l’objet d’un préaccord lors du conclave gouvernemental de Grand-Leez, à la mi-janvier, suscite depuis lors bien des remous sur le front politico-social. Au point que le PS, vertement pris à partie par les organisations syndicales, a jugé bon de rappeler qu’il se poserait en » bouclier » si l’opération devait tourner à la » chasse aux sorcières « .
Sur le terrain, ce projet suscite, pêle-mêle, le scepticisme, la colère et l’incompréhension. » Je ne vois pas en quoi les sanctions apportent de l’emploi, lance un conseiller de l’Orbem. Il faudrait plutôt analyser les besoins du marché et former convenablement les gens. En outre, l’idée part du principe que le chercheur d’emploi est malhonnête. Or la majorité d’entre eux font tout ce qu’ils peuvent pour trouver du boulot. »
14 000 candidats pour 100 places
Pour l’heure, seuls les milieux patronaux accueillent favorablement la mesure préconisée par Frank Vandenbroucke : il est vrai que certains employeurs se heurtent de plein fouet à la difficulté de recruter du personnel, des places restant vacantes pendant des mois, sans trouver preneurs. En revanche, et bien que le projet gouvernemental prévoie également la suppression de l’article 80, qui prive du droit aux allocations les demandeurs d’emploi dont la présence sur les listes de l’Onem est jugée anormalement longue, la pilule ne passe pas dans les organisations syndicales et les Régions, compétentes en matière d’accompagnement des chômeurs et de formation. Sur le fond, pourtant, personne ne s’oppose au principe du contrôle des chercheurs d’emploi, le trouvant légitime dans un pays où les allocations de chômage peuvent être attribuées, dans certains cas, sans limite dans le temps : il s’agit de s’assurer que l’argent public ne sert pas à arrondir les fins de mois de chômeurs qui seraient aussi des travailleurs au noir.
Mais il y a la manière. » L’inquiétude que ces mesures provoquent parmi les chômeurs, particulièrement les plus âgés, dont les multiples recherches d’emploi se sont révélées vaines, est intolérable « , estime la FGTB. Car c’est bien là que le bât blesse : de toute évidence, il n’y a pas suffisamment de travail en Belgique, où l’on recense actuellement 420 000 demandeurs d’emploi chômeurs complets indemnisés. Or la Banque nationale de Belgique ne s’attend qu’à 16 000 nouveaux emplois créés, cette année. Dans un tel contexte, que pèse la bonne volonté des chercheurs de travail ? » Une universitaire trilingue et sans emploi est venue me trouver dernièrement, raconte une salariée de l’Orbem chargée de l’encadrement des chômeurs. Elle s’était présentée à un examen de sélection : pour 100 places, il y avait 14 000 candidats. Que pouvais-je faire ? Je n’avais même pas une formation à lui proposer. »
» Moi, dans ma branche, l’informatique, j’ai suivi toutes les formations qui existent au Forem, témoigne Véronique, une demandeuse d’emploi de 34 ans habitant Libramont. Objectivement, il n’y a pas de travail dans ma région. » De petit boulot en petit boulot, cela fait neuf ans qu’elle attend un contrat d’emploi convenable. Comme Martine, qui a successivement suivi des formations en hôtellerie, en soins aux personnes âgées et en nettoyage. » Il faut des diplômes pour tout, maintenant, mais il n’y a pas de travail. »
D’une manière générale, c’est surtout le renversement de la charge de la preuve qui irrite les défenseurs des demandeurs d’emploi. » Ce texte est imbuvable, affirme Philippe Paermentier, responsable des Travailleurs sans emploi au sein de la CSC. Normalement, il ne peut y avoir de sanction qu’en cas de faute, c’est-à-dire en cas de refus d’emploi. Ce ne sera plus le cas, à l’avenir : avec cette mesure, la présomption d’innocence n’existe plus. C’est comme si on demandait à tous les habitants du pays de prouver qu’ils ne sont pas des criminels. »
Le nouveau système de contrôle proposé concernera aussi beaucoup plus de personnes (200 000, à la grosse louche) que l’article 80. Celui-ci ne visait que les cohabitants û 8 000 environ, en 2002, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des femmes, ce qui était injuste. » L’obligation de faire une démarche peut être un déclencheur pour des chercheurs d’emploi, analyse une conseillère en accompagnement professionnel du Forem. Certains d’entre eux nous demandent d’ailleurs de les reconvoquer à intervalles réguliers : pour ceux qui ne travaillent plus depuis longtemps, c’est tellement difficile de recommencer… »
Personne n’en disconvient. Mais le plus grand flou règne toujours sur les critères en fonction desquels un chercheur d’emploi sera jugé récalcitrant ou de bonne volonté. Le sujet devait encore être débattu avec les partenaires sociaux et les Régions. Les demandeurs d’emploi âgés, pour lesquels les possibilités de retrouver un poste sont quasi nulles, pourraient être écartés d’office de la procédure de contrôle. Mais qu’en sera-t-il de cette mère de famille qui élève, seule, trois enfants dans un milieu rural mal desservi par les transports en commun ? Sera-t-elle sanctionnée si elle refuse une offre d’emploi faute de places pour ses enfants dans une garderie ? Jusqu’où peut-on imposer à un demandeur d’emploi de se déplacer pour aller travailler loin de chez lui ? Pour juger de la bonne volonté des chômeurs, les contrôleurs de l’Onem tiendront-ils compte des lettres de candidature envoyées ou des rares réponses des employeurs ? Prendront-ils en considération les demandes parfois aberrantes qui émanent des employeurs ? » Nous recevons parfois des offres pour un poste de plongeur bilingue, témoigne un conseiller de l’Orbem. Est-ce vraiment nécessaire ? » Les contrôleurs seront-ils sensibles au coût de la recherche d’emploi ? » Un chômeur de Charleroi qui veut postuler à Bruxelles dépensera 51 euros en envois de lettres recommandées, photos d’identité, certificat de bonne vie et m£urs et billet de train, détaille Philippe Paermentier. Pour quelqu’un qui bénéficie d’allocations de chômage moyennes de 700 euros, c’est énorme ! »
Les taupes de l’Onem
Bien sûr, le projet de Frank Vandenbroucke ne porte pas sur une obligation de résultat, mais de moyens. Un demandeur d’emploi qui se décarcasse, en vain, ne sera pas inquiété. Mais le sujet soulève néanmoins toute une série de questions auxquelles, pour l’instant, aucune réponse n’est apportée. A Bruxelles, par exemple, où le taux de chômage atteint 20,3 %, la population infrascolarisée est très importante. Sans s’attaquer au problème de l’éducation et de l’enseignement, il y a peu de chances pour que la situation s’améliore, bonne volonté ou pas. Idem pour la discrimination à l’embauche, bien réelle dans la capitale. Enfin, que deviendront les exclus de l’Onem ? Désormais à charge des CPAS, ils allégeront certes les finances de l’Office national, mais au détriment des communes qui leur verseront le revenu d’intégration sociale (ex-minimex).
Placés en première ligne sur le front de l’emploi, les offices régionaux de placement (le Forem, l’Orbem et le VDAB en Flandre) se sont plus ou moins nettement distanciés de ce projet. Ces organismes sont, en effet, théoriquement tenus d’informer l’Onem lorsque certains demandeurs d’emploi font de la résistance au travail. En 2001, 11 717 dossiers ont ainsi été transmis à l’Onem, dont 3 685 via l’Orbem, 7 118 par le VDAB et 914, par le Forem. Seuls 2,5 % d’entre eux portaient sur des refus d’emploi et 95 %, sur des absences à une convocation.
» Nous ne sommes pas là pour jouer les taupes de l’Onem, mais pour accompagner les chômeurs, répète Gaëtan Servais, le chef de cabinet du ministre wallon de l’Emploi et de la Formation, Philippe Courard (PS). Nous voulons à tout prix éviter que le demandeur d’emploi perde ses repères et la confiance qu’il a mise dans le Forem. Frank Vandenbroucke croit qu’en forçant les demandeurs d’emploi ils seront automatiquement remis au travail. Ce raisonnement est fallacieux, parce qu’il n’y a pas assez d’emplois. » Globalement, les offices régionaux préfèrent de loin développer le suivi individuel des demandeurs d’emploi plutôt que d’accroître le contrôle répressif. Le gouvernement wallon a dégagé un budget de 5 millions d’euros pour renforcer les équipes de formateurs et suivre, chaque année, 10 000 chercheurs d’emploi supplémentaires. A Bruxelles, quelque 4 000 nouveaux parcours d’insertion seront proposés à de jeunes demandeurs d’emploi.
Créativité
La tâche est titanesque. A Huy, par exemple, les huit accompagnateurs du Forem traitent, en moyenne, quelque 2 320 dossiers par an, dans une région qui compte environ 15 000 demandeurs d’emploi. Sans guère de retour. » On ne sait pas officiellement quel est l’impact de notre action, faute de statistiques fiables « , explique Pascale Wiliquet, la responsable locale des conseillers en accompagnement professionnel au Forem de Huy.
Les acteurs de terrain sont en tout cas convaincus que l’on ne sortira pas du problème du chômage sans faire preuve de créativité. » On ne peut pas rendre les gens responsables individuellement d’un problème collectif « , estime Eric Lambin. On ne pourra, non plus, faire l’économie de projets sociaux et de vie, à proposer aux chercheurs d’emploi. » Cette société-là démolit une personne, affirme Martine, sans emploi depuis de longues années. Je comprends les jeunes qui se suicident. Il est temps que l’on fasse quelque chose. »
Laurence van Ruymbeke