Il a tout du jeune cadre dynamique, un parcours de militant, le goût de l’action collective. Mais il n’oublie pas le quartier populaire de Tubize où il est devenu définitivement belge
J’ai eu une enfance heureuse, entouré d’enfants de nos voisins belges, italiens et grecs. Une enfance où régnaient la solidarité et la tolérance. » Souhail Chichah, 33 ans, annonce la couleur, aussi à l’aise en costume-cravate au club de la Fondation universitaire de la rue d’Egmont, à Bruxelles, un endroit discret et très bien fréquenté, que dans son quartier natal de Tubize, à l’ombre des Forges de Clabecq. Où il évolue en jeans, évidemment. C’est le lot de ceux qui se distinguent : ne pas réveiller les blessures des autres, qui n’ont pas connu le même parcours. Et celui de Chichah est exemplaire. Ingénieur commercial, diplômé de Solvay (ULB), il mène, en parallèle à ses études, une vie militante plutôt bien remplie, où il prend goût à l’action collective : vice-président du Cercle du libre-examen, fondateur du Cercle des étudiants arabo-européens, qu’a présidé Nabela Benaïssa. » Il est dirigé aujourd’hui par une fille en foulard « , précise-t-il. Avec Gino Russo et Roberto D’Orazio, il est l’un des pères de la marche multicolore organisée, dans la foulée de la Marche blanche et contre la fermeture des Forges. But : faire la jonction entre la critique sociale et la révolte des familles touchées par les enlèvements d’enfants. Il devient attaché parlementaire d’Ecolo, s’occupe de questions financières (notamment de la gestion du fonds de pension du Sénat : 10 milliards de francs belges, dont une partie sera placée en fonds éthiques) pour le sénateur Josy Dubié. Engagé par la FGTB, il dirige son centre d’entreprises d’économie sociale. Puis il bascule dans le privé : business development manager au Bureau van Dyck. Il est proposé par Ecolo comme membre du conseil de direction de la Loterie nationale, la quitte, devient consultant et entreprend au Dulbea (département de recherche et d’analyse économiques de l’ULB) une thèse de doctorat sur le rôle de l’Etat en période de crise économique. Le Vif/L’Express a rencontré ce jeune homme courtois et détendu qui assume sans concessions son rôle de passeur : refusant aux détenus marocains de Saint-Gilles qu’il visite le rôle facile de » victimes du système « , martelant l’origine économique des ratés de l’intégration dans les autres enceintes dont les portes s’ouvrent à lui.
Le Vif/L’Express : Pour un enfant de l’immigration, la réussite sociale implique-t-elle nécessairement une rupture avec la communauté d’origine ?
E Souhail Chichah : Si vous êtes un fils d’ouvrier ou de paysan montois et que vous travaillez dans une banque, il n’est pas de bon ton d’avoir un accent montois. Quand vous rejoignez un groupe dominant, il faut opter pour les symboles et les représentations culturelles de celui-ci. J’ai fait des études réputées extrêmement difficiles. Beaucoup de jeunes, doués, se plantaient parce qu’ils n’avaient pas les capacités d’adaptation : porter des pulls ou des jeans à la mode, sortir là où il fallait. Comme s’il fallait choisir entre la définition de soi et la soif de reconnaissance. De sa communauté, on se coupe forcément un peu. Et on déçoit : on est très sollicité, comme si on détenait les clés de la réussite pour les autres, ce qui n’est évidemment pas le cas. Heureusement, la famille reste un sanctuaire.
Que vous inspirent tous les débats actuels sur l’intégration ?
EL’immigration est toujours posée en termes culturels. Or c’est l’économie qui commande. Celle d’aujourd’hui a besoin d’immigration mais elle a aussi besoin de clandestinité. Soit les entreprises se délocalisent, soit elles mettent en place, ici, des systèmes d’exploitation de la main-d’£uvre, donc, de la main-d’£uvre clandestine. Dans la construction et l’Horeca, il y a pléthore de boulots pendant dix ans, pour un clandestin ! Personnellement, je suis satisfait de mon intégration, mais j’ai envie qu’on comprenne mieux les nouveaux migrants qui arrivent d’Europe de l’Est et d’Afrique, pour leur épargner certaines souffrances. Entendre : » Les Arabes, c’est terrible, mais pas toi « , c’est vivre du racisme. C’est une grave erreur de ne pas solidariser l’ensemble des classes populaires en Belgique. Notre société est de plus en plus atomisée, individualiste, y compris au sein de l’immigration. Savez-vous que ce sont les plus pauvres d’entre les migrants marocains, ceux qui se trouvent en Italie, qui reversent le plus d’argent à leurs familles restées au Maroc ? Un mouvement social authentique devrait se nourrir des difficultés rencontrées par tous les exclus. Exclus parce qu’ils sont jeunes, vieux, étrangers, femmes, etc. Il est immoral de mettre les gens en concurrence. Tant qu’on n’en prendra pas conscience, rien ne changera. L’intégration, c’est vivre ensemble. Mais les espaces privilégiés û école, armée autrefois, travail û, où l’on apprenait à vivre ensemble, s’effritent : écoles-ghettos, pas de boulot… Même la famille n’est plus un lieu d’apprentissage de la courtoisie.
L’islamisme n’est-il pas, en ce moment, le moteur de la mobilisation politique des jeunes d’origine marocaine ?
EDans toutes les sociétés du Sud, la contestation sociale est aux mains des mouvements politiques qui se réclament de l’Islam, avec des expressions modernistes û l’Iran, même s’il est loin d’être parfait, possède de réelles fonctions démocratiques û ou fascisantes. Ces mouvements ont souvent eu l’habileté d’intégrer les femmes dans leur stratégie. Tant qu’on ne les apprivoisera pas, on favorisera les plus radicaux d’entre eux. En Belgique, on se trouve plutôt face à des gens privés d’identité, qui ont une perception négative de leur personne, qui se sentent rejetés et, donc, se cherchent une définition de soi dans l’islam, de plus en plus. Malheureusement, ces frustrations n’expriment pas de point de vue politique. L’islamisme du Sud et l’islamisme identitaire peuvent aussi faire leur jonction sur le terrain. Mais je suis indigné quand Louis Michel, vice-Premier ministre, déclare sans preuves et sans étude que la sécurité de l’Etat est en péril ! Pour en revenir aux islamistes, c’est une erreur de ne pas les considérer comme des acteurs politiques, ce qui ne veut pas dire qu’on peut pas les combattre politiquement. En ce sens, on reconnaît la population qui est derrière eux, sur pied d’égalité et sans paternalisme. Tariq Ramadan n’est pas un terroriste, c’est quelqu’un avec qui on peut ne pas être d’accord. Les partis doivent intégrer les gens porteurs d’un mouvement social. La question est : jusqu’où puis-je être différent tout en étant accepté par les autres ? l
Entretien : Marie-Cécile Royen