Solitudes

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Alain Resnais signe avec Coeurs une oeuvre aussi belle que poignante, et admirablement jouée par des comédiens complices

A partir du moment où l’homme a commencé à écrire, il s’est mis à évoquer le bonheur fugace vécu avec une femme, et a tenté de faire revivre le souvenir de ce trop bref moment. La solitude, le sentiment de la solitude, était né…  » Alain Resnais aime émettre des considérations éclairant de manière indirecte les films beaux et forts, divertissants et bouleversants à la fois qu’il continue à faire. Cet immense cinéaste, octogénaire encore vert, ne s’en prive d’ailleurs pas lors des répétitions et sur le tournage, ainsi que le racontent ses acteurs complices, émerveillés d’  » une méthode douce et calme, où l’on prend le temps de bien faire les choses « , comme l’observe justement Sabine Azéma.

De solitudes plurielles, il en est évidemment beaucoup question dans C£urs, film formellement superbe et humainement très émouvant du réalisateur de Providence et On connaît la chanson. Adapté d’une pièce qu’Alan Aykbourn avait conçue  » tel un film écrit pour la scène « , ce bijou de cinéma, subtil, mélancolique et ironique à la fois chronique les destins croisés de plusieurs personnages en mal d’amour et de relation heureuse. Un barman (Pierre Arditi) vivant avec son père grabataire et acariâtre (Claude Rich), un agent immobilier (André Dussolier) habitant avec sa s£ur cadette (Isabelle Carré), un couple au bord de la rupture (Laura Morante et Lambert Wilson) et une vieille fille bigote (Sabine Azéma) font entendre leur voix particulière dans la petite musique poignante d’un film où l’artifice assumé mène à une vérité offerte en fragile partage.

Neige

Grand admirateur d’Aykbourn, Resnais s’était déjà inspiré du dramaturge anglais pour Smoking et No Smoking, en 1993. Il a cette fois demandé à Jean-Michel Ribes d’écrire l’adaptation. Une tâche que celui-ci a menée à bien en voulant  » faire apparaître plus nettement la profondeur que masquent chez Aykbourn un humour et une légèreté qui le font prendre, en France, pour un auteur de boulevard « . Dès le départ, Alain Resnais avait prévenu Ribes qu’il neigerait tout le temps pendant la période de quatre jours où se déroule l’action, divisée en très nombreux tableaux qu’une réalisation extraordinairement fluide vient lier de façon admirable (avec, à la clé, un Lion d’argent pour la meilleure mise en scène au Festival de Venise).

Deux mois et demi avant le début du tournage, le cinéaste a réuni ses interprètes pour trois semaines de répétitions. Chaque acteur a reçu à ce moment des éléments biographiques concernant le passé de son personnage, avant de pratiquer une  » mise en bouche  » du texte dans une ébauche de décor, devant un Resnais qui, muni d’un £illeton, imaginait déjà le découpage du film. Ces précieux moments d’approche étaient accompagnés de musiques du compositeur Mark Snow, des extraits de ses enregistrements pour les séries télévisées X-Files et Millenium, puisqu’il n’allait écrire sa partition pour C£urs qu’une fois le film tourné.

Evoquant le tournage, long de trois mois, Sabine Azéma loue  » la générosité d’Alain, son souci de nous mettre tous à l’aise, pour qu’on ne se rétrécisse pas, qu’on ne rapetisse pas, mais qu’on puisse éprouver au contraire le plaisir de créer ensemble. Avec lui, j’ose tout, je n’ai peur de rien ! « . Isabelle Carré renchérit en décrivant  » une atmosphère sereine, un silence parfois impressionnant, un espace où chacun, acteur ou technicien, peut prendre sa juste place « .

Partage

 » Rien ne vaut le bonheur de créer ensemble, de partager les choses, et c’est pour cela que vous ne voyez pas au générique « un film d’Alain Resnais » mais bien « réalisation : Alain Resnais ».  » La modestie non feinte du cinéaste, reconnu parmi les plus importants de sa génération, s’accompagne d’une philosophie très simple :  » Je tourne pour savoir comment ça va tourner !  »  » C’est ce qu’on ne contrôle pas qui est le plus intéressant « , poursuit celui dont Pierre Arditi révèle qu’  » avec lui il y a des rites, mais aucune habitude « . Le comédien, d’ailleurs le plus ancien des interprètes complices de Resnais (depuis 1980, dans Mon oncle d’Amérique), parle de son réalisateur en termes de  » variation constante de tessiture « .  » Alain est imprévisible, c’est une de ses vertus « , poursuit Arditi, qui livre dans le rôle du barman de C£urs une de ses performances les plus accomplies.  » Avez-vous remarqué comment il nous surprend une fois de plus ? s’émerveille l’acteur. On le croyait en train d’alléger sa tessiture, au fil des films et du temps, et puis, là, il piège tout le monde en faisant une £uvre crépusculaire, sinon testamentaire, où l’on rit, bien sûr, mais où la tragédie affleure devant le spectacle de tous ces efforts, le plus souvent déçus, que nous faisons pour briser notre solitude…  »

 » Pour lui, la vie est un spectacle, et un mystère qui lui donne l’envie de comprendre « , conclut Sabine Azéma. Et Resnais lui-même de déclarer, avec un léger sourire :  » Je n’ai pas l’impression d’avoir mûri, je mène toujours une vie d’étudiant !  » Ceux qui verront C£urs ne pourront que vibrer à l’unisson d’un film aussi passionnant par son style que prenant par les émotions qui s’y expriment entre rire et larmes.  » J’aimerais que chaque spectateur décide lui-même de l’adjectif à placer après le mot « c£urs » du titre, glisse Alain Resnais. Moi, je n’ai pas voulu en mettre un pour ne pas poser de jugement et laisser chacun libre de ressentir les choses à sa façon.  »

Louis Danvers

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