Simenon

Le 13 février 1903, il y a cent ans, naissait l’écrivain le plus prolixe de tous les temps, auteur d’un prodigieux théâtre d’ombres de l’âme humaine. Dossier

Il est l’écrivain de tous les superlatifs, de tous les records. Le plus lu au monde, le plus traduit, le plus adapté au cinéma (lire page ) et à la télévision et, bien sûr, le plus productif: Georges Simenon écrivit, sous son nom ou de nombreux pseudonymes, pas moins de 431 titres! Certes, cette production comprend de la littérature alimentaire, des oeuvrettes de commande pour des collections à deux sous de romans sentimentaux, d’aventures ou grivois (Liquettes au vent, Une petite dessalée, etc.!). N’empêche, le natif du quartier d’Outremeuse, à Liège, a réussi ce tour de force d’être lu du haut en bas de l’échelle sociale, d’être à la fois l’écrivain le plus populaire et d’être considéré par beaucoup de ses pairs comme l’un des plus grands de ce siècle. D’ailleurs, à l’occasion du centenaire de sa naissance, le champion toutes catégories des collections de poche entre dans La Pléiade!

L’homme, lui-même, est contradictoire et complexe. Créateur d’un univers tellement spécifique, celui du quotidien banal, de la grisaille, de la médiocrité humaine, d’êtres ternes et tragiques emmurés dans leur souffrance, Simenon fit lui-même de sa vie un roman trépidant. Rédacteur âgé de 16 ans à La Gazette de Liége – où il rédigea des billets d’un antisémitisme virulent -, noctambule des années folles et amant de Joséphine Baker, reporter en Afrique, batelier, rancher américain ou châtelain suisse, il n’en finit pas de mettre en scène sa propre vie. Boulimique d’écriture, de voyages, de maisons et, surtout, de femmes – la plupart aux plaisirs tarifés – (10000! confiera-t-il à son ami Federico Fellini), l’homme, comme l’écrivain, est décidément hors norme. Le XIXe siècle eut Balzac et Zola. Le XXe siècle eut Simenon, qui en fut « l’impitoyable et génial clinicien », comme l’explique l’excellent Passion Simenon (Textuel), un des ouvrages qui sort dans le déluge de parutions (lire page ) à l’occasion de ce centenaire, abondamment célébré à Liège (lire page ) et dont le clou est sans conteste la grande exposition Simenon… un siècle! (E.M.)

Simenon, mort en 1989, aurait donc eu 100 ans ce 13 février. On gagne à mourir. Le grand public, en tout cas, s’entendait, de son vivant, à le considérer comme un athlète de la plume et comme un fagoteur de polars « atmosphériques » auquel on pardonnait presque d’avoir « aussi » écrit des romans que, par opposition aux Maigret, il qualifiait lui-même de « durs ». On est revenu aujourd’hui sur ce jugement sommaire et paresseux, que ne partageaient pas nombre de grands écrivains dont, entre autres, Colette, André Gide, Jean Cocteau ou Henry Miller qui, dans le genre, n’étaient tout de même pas des manchots.

On se rappellera aussi que, mis à part un certain nombre de cénacles qui cultivaient son oeuvre et sa « mémoire » avec une légitime dévotion, pour ce grand public, il n’était plus, à la fin de sa vie, que le père de Maigret, retraité de la plume. Quant au sursaut des Mémoires intimes – ses « confessions » -, on allait surtout en retenir la rodomontade – faussement benoîte – d’un catalogue qui, pour lui, décuplait les « mille et tre » bonnes fortunes (d’ailleurs remboursées pour la plupart aux donatrices) chantées par le valet de Don Juan. La mort de Simenon – il avait 86 ans – allait relancer sa popularité et stimuler la plume des exégètes, comme elle le fait aujourd’hui, souvent avec bonheur, à l’occasion de ce centenaire. Et c’est l’occasion de rappeler que cet enfant de Liège est le romancier le plus lu dans le monde, même si ce sont surtout les pas tranquilles de Maigret qui l’ont conduit à ce succès planétaire. On sait aussi que cette force de la nature, cet ogre de la vie écrivait comme il vivait et comme la mer pousse ses vagues l’une après l’autre, inlassablement. Sa production est proprement dantesque et si diverse que les bibliographies ont du mal à chiffrer cette marée. Celle établie par le Centre d’études Georges Simenon de l’université de Liège, auquel l’écrivain a fait don de ses archives, fait état de 431 titres (romans et nouvelles, recueils de contes ou de reportages, écrits autobiographiques, essais…) signés de son nom et des nombreux pseudonymes qu’il adopta au début de sa carrière. Pour les seuls romans, on en recense communément 299 dont 193 signés Simenon et traduits dans plusieurs dizaines de langues. Leur vente au moment de sa mort était déjà estimée à plus d’un demi-milliard d’exemplaires.

De Liège à Lausanne

Quelques jalons pour mémoire. La vie de Simenon – qui habita dix fois plus de maisons que Cadet Rousselle – se déploie sur quatre aires géographiques. Il y a, avec de menues imbrications, les années Liège jusqu’en 1922, les années France jusqu’en 1945, les années Amérique jusqu’en 1955 et les années Suisse jusqu’à sa mort.

Né à Liège, dans un milieu petit-bourgeois, en février 1903 – un vendredi 13, aussitôt trafiqué en jeudi 12 par une mère superstitieuse -, il abandonne le collège à 15 ans, vit de petits boulots, entre à La Gazette de Liége où il publie reportages et billets d’humeur, refait le monde avec les jeunes artistes du club « La Caque ». A 17 ans, il écrit son premier roman, Au Pont des arches, et rencontre sa future femme, Régine Renchon (dite Tigy), prend le train pour Paris deux ans plus tard. D’abord garçon de courses, il se marie, devient secrétaire du marquis de Tracy et entreprend une carrière de polygraphe insatiable – nouvelles, contes divers, récits coquins, puis romans populaires – sous une bonne quinzaine de pseudonymes, adhère avec entrain au Paris noctambule, rencontre Joséphine Baker avec laquelle il aura une liaison passionnée de deux ans, voyage en bateau avec Tigy et engage comme bonne la jeune « Boule » qui restera à son service (corps et âme) jusqu’à la fin.

En 1931 paraît Pietr le Letton, le premier roman – un Maigret – signé de son vrai nom. C’est le tournant de sa carrière. Maigret a du succès, et l’extravagant « bal anthropométrique », l’événement parisien imaginé pour le lancer, y contribue. Au cours des années d’avant-guerre, il n’arrête pas d’écrire (des Maigret, mais aussi une trentaine d’autres romans) tout en voyageant avec Tigy à travers la France et de maison en château, en effectuant aussi des reportages (dont une interview de Trotski). En 1940, faussement alarmé par un morticole qui lui prédit une fin précoce, il écrit, à l’intention de son fils Marc, âgé de 1 an, Je me souviens… Une longue lettre qui, sous une forme romanesque (suggérée par Gide), deviendra plus tard Pedigree. En 1945, inquiété par une épuration qui ratisse large (pour avoir notamment traité avec la Continental Films, d’obédience allemande), il gagne New York avec femme et enfant.

Commence ainsi le périple américain, au cours duquel il rencontre la Québécoise Denyse Ouimet, qui partage la vie du couple avant de devenir sa deuxième femme en 1950 et la mère de trois de ses enfants. Et, bien entendu, la planche à livres continue à chauffer. Retour définitif en Europe cinq ans plus tard. Séjours dans le Midi avant l’installation en Suisse que les Simenon ne quitteront plus. Du château d’Echandens, à Lausanne, en passant par Epalinges. Entre-temps, Teresa Sburelin, la femme de chambre italienne, a pris la place de Denyse, qui quitte la maison en 1964.

En 1973, Simenon, après avoir multiplié interviews et conférences, met un terme à l’écriture de fiction, déménage à Lausanne et fait remplacer la mention « romancier » par celle de « sans profession » sur ses papiers d’identité. Il entreprend ses dictées – des réflexions en sens divers – sur magnétophone. Sa fille Marie-Jo, obsédée par l’amour qu’elle voue à son père, se suicide à 25 ans. Trois ans plus tard, en1981, Simenon publie Mémoires intimes, suivis du Livre de Marie-Jo. En 1984, il est opéré d’une tumeur au cerveau. Il meurt le 4 septembre 1989 et ses cendres sont dispersées par Teresa dans le jardin de sa maison, au même endroit que celles de Marie-Jo.

Le niveau de la mer

Nombreux sont ceux qui se sont penchés sur l’écrivain Simenon pour tenter d’analyser les raisons de ce succès, de leur propre fascination ou de leurs réserves. Les plus enthousiastes sont largement favorables à l’opinion de Denis Tillinac qui voit en lui « le plus grand écrivain occidental du XXe siècle » et un successeur de Montaigne, dont « l’anti-héros condense les fatalités qui enténèbrent le destin de l’homme moderne ». Les plus sévères, sans doute en voie de disparition, ont fait état d’un attrait populaire pour le degré zéro de l’écriture, renvoyant pêle-mêle les Maigret et autres titres au rayon desromans (bêtement) étiquetés « de gare ». Degré zéro de l’écriture… Compliment involontaire et considérable, dans la mesure où il consacre aussi la parfaite coïncidence entre le fond et la forme de l’oeuvre simenonienne. Qu’il soit le romancier le plus lu dans le monde n’est pas un hasard. On pourrait parler de romans écrits au niveau de la mer (la mer, encore). Donc, au niveau de la vie, à hauteur d’homme, à hauteur du lecteur, qui y reconnaît ses semblables et se reconnaît, lui-même ou celui qu’il aurait pu être ou devenir. Il n’y a pas d’alpinisme chez Simenon, pas de sommets altiers à conquérir, pas de morceaux de bravoure, et c’est aussi vrai pour le style que pour le comportement et la destinée de la plupart des personnages. Ce niveau de la mer, c’est aussi le point de rencontre entre le rivage de la vie au quotidien, d’une part, et l’océan des puissances secrètes, des contraintes et des aspirations qui, d’autre part, l’animent, le déterminent ou le provoquent. Affrontement qui s’exprime au rythme à la fois lent et inexorable des marées, aussi peu spectaculaire que le mordillement de l’écume sur le sable, mais qui peut aussi tourner à la noyade. Romans noirs? Jean-Baptiste Baronian a judicieusement préféré le terme de « romans gris », plus conforme à leur atmosphère, mais aussi à la vérité humaine. Quoi qu’il en soit, le romancier n’est pas là pour remettre des médailles aux rescapés – pour autant qu’on puisse l’être tout à fait, ce dont Simenon a toujours et clairement douté – mais bien pour constater sur pièces le risque, l’enjeu et l’issue de la rencontre. Comme il l’a dit et répété, ni la situation ni l’intrigue ne l’intéressent, mais bien les personnages. Et, surtout – a-t-il notamment confié à Bernard Alavoine, autre exégète -, « l’accident qui révèle un homme à lui-même, qui l’oblige à aller jusqu’au bout ». Et cela, en dépit des multiples peurs qui l’assaillent et que Simenon définit par ailleurs, dont celle de ne pouvoir se résigner à la répression des instincts par la société (et l’on sait combien lui-même refusait de les brider) ou celle de finir par accepter d’être un robot.

Ce qui est prodigieux chez Simenon, c’est qu’il soit parvenu à rendre compte aussi parfaitement de la condition humaine, de ses grandeurs, de ses peurs et de ses glissades, sans jamais tomber lui-même dans les pièges et les élucubrations du psychologisme. Certes, lire Simenon ne guérira pas les psychopathes, mais pourrait peut-être rendre autant de services à ceux qui font profession de les aider qu’aux prétendants à l’écriture.

L’éponge

On a beaucoup parlé des rituels d’écriture de Simenon. Tous, depuis les promenades « prénatales » jusqu’à la préparation et au rangement des pipes avant l’accouchement du roman, procèdent d’une recherche du vide intégral et de la parfaite disponibilité. Là aussi, on se retrouve, à d’autres égards, au niveau de la mer. Pas de stratégie, pas de notes, pas de plan d’écriture, pas de référence organisée à des choses vues: des personnages, des caractères ont surgi de l’ombre et il s’agit de les suivre pas à pas. Ils vont alors guider l’écrivain sur les sentiers de sa mémoire; et cette éponge, qui, sans la moindre intention, a absorbé des monceaux d’images et d’instants, va les dégorger au fil des nécessités du chemin. Quant aux fameuses « enveloppes jaunes » couvertes d’annotations et de croquis, elles ne sont là que pour assurer l’intendance: le choix des noms, le plan d’une maison, etc., parce que la vérité des hommes et des femmes que Simenon met en scène doit aussi, pour s’imposer au lecteur et partager sa propre vérité, se fonder sur celle des décors et des ambiances où ils évoluent.

Et Maigret dans tout cela? Maigret, ce sont les vocalises, mais pas l’opéra. Ce sont, comme Simenon l’a dit lui-même, les gammes d’un pianiste qui se fait la main avant d’aborder une oeuvre véritable. Et, si la demande populaire et le souci du financier l’ont conduit à assurer au commissaire une pleine carrière, il n’a pas caché son amertume de le voir faire de l’ombre à sa propre carrière d’auteur de romans « durs ». C’est vrai, Maigret est l’arbre qui a caché la forêt, mais il faut bien voir aussi que le lecteur de Maigret qui – hasard ou curiosité – rencontre Simenon dans un de ses autres romans se sent en terre connue dans la mesure où il rentre dans l’univers des personnages que Maigret croise sur son chemin, mais vus de l’intérieur, avec toutes les dimensions de leur drame personnel. Et susceptibles, souvent, de figurer de possibles clients du commissaire. Ainsi Maigret serait-il aussi, en prenant la chose à rebours, le pourvoyeur de personnages et de romans à écrire.

De cet explorateur des tréfonds de l’âme humaine, il serait absurde de dire qu’il déteste les hommes sous prétexte qu’il ne se lasse pas de disséquer leurs disgrâces ou leur mal de vivre. Laissons à ce propos le dernier mot à Henry Miller qui lui écrivait – sans d’ailleurs l’avoir jamais rencontré au cours des années Amérique : « Il y a une tendresse chez vous que je ne trouve pas assez souvent chez l’écrivain français. Est-ce votre côté belge? »

Ghislain Cotton

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