Siffler en travaillant

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Depuis quelques années, les travailleurs de sociétés de plus en plus nombreuses sont invités à signaler les comportements litigieux de leurs collègues. Dangereuse dérive ou mal nécessaire ? Etat des lieux.

C’est la bouche de dénonciation des temps modernes. Certes, on n’en est plus à glisser un petit mot accusant l’un ou l’autre entre les lèvres du visage sévère qui orne le palais des Doges, à Venise. Mais la pratique du whistleblowing – littéralement  » donner un coup de sifflet  » – s’y apparente néanmoins. Ce dispositif d’alerte professionnelle invite, voire oblige dans certains cas les salariés d’une entreprise à signaler tout comportement suspect de leurs collègues, toute pratique qui ne serait pas éthique ou légale et qui pourrait porter préjudice à la société. Sont ainsi visés les abus de marché, les faits de blanchiment d’argent, les irrégularités comptables ou la transmission d’informations confidentielles à un concurrent. L’informateur, qui peut faire part de ses préoccupations par e-mail ou par téléphone, est assuré de rester anonyme s’il le souhaite.

 » Il se peut que certains se plaignent de la paresse de leurs collègues, reconnaît l’avocat Pieter De Koster, mais ce n’est pas le but recherché par les entreprises. Il ne faut pas sous-estimer l’investissement que représente ce système : les employeurs ne veulent pas gaspiller leur temps avec des balivernes.  » Aux Etats-Unis, en 2008, les entreprises ont perdu 728 milliards d’euros du fait de malversations commises en interne…

C’est d’ailleurs de là que la méthode a été importée, au début des années 2000. Dans la foulée de plusieurs scandales financiers retentissants, dont l’affaire Enron, le pouvoir politique américain vote le Sarbanes-Oxley Act, en 2002. Cette loi impose ce système d’alerte à toutes les entreprises cotées sur les places boursières américaines, ainsi qu’à toutes leurs filiales implantées à l’étranger.

Lorsqu’en 2005 le groupe Fortis annonce son intention d’introduire cette procédure en Belgique, le tollé est général. Pourtant, cinq ans plus tard, la pratique de l’alerte professionnelle s’est discrètement répandue dans de nombreuses entreprises belges.

Chaque entreprise élabore sa procédure

 » Depuis deux ans, confirme l’avocat Olivier Rijckaert, le système se généralise. La dénonciation a toujours existé, mais ce mécanisme permet d’en éviter les dérives. Nous entrons dans une ère où la relation de travail devient de plus en plus surveillée. Davantage que par le passé, les employeurs ont tendance à se méfier d’éventuels abus commis par les travailleurs et facilités par les nouvelles technologies. La loi sur le harcèlement sexuel a également favorisé une politique de dénonciation de faits qui restaient tus auparavant. « 

En Belgique, en l’absence de texte légal fédéral, chaque entreprise concocte sa procédure, en s’appuyant le plus souvent sur les repères fixés au niveau européen et sur les recommandations élaborées en novembre 2006 par la Commission de protection de la vie privée. Celles-ci prévoient notamment que l’employeur ne peut instaurer un système de dénonciation interne que pour poursuivre des faits graves et qu’il doit informer clairement le personnel de ses modalités pratiques.

Chez Siemens, depuis quelques années, un call center ouvert 24 heures sur 24, baptisé Tell Us, réceptionne ainsi les informations relatives à tout comportement anormal d’un collaborateur sur le plan commercial. Après enquête, si l’accusation se confirme, le responsable chargé du traitement de ces plaintes rapporte directement aux autorités nationales et à la maison mère. Le tout, dans la plus grande confidentialité.

Une ligne téléphonique du même type, Talk Openly, a aussi été ouverte chez ABInBev, il y a deux ans.  » Nous préférons qu’au moindre doute nos collaborateurs s’adressent d’abord à un membre de la direction ou du service interne d’audit, précise toutefois Natacha Schepkens, directrice de la communication externe du brasseur. Mais au cas où ils se ne sentiraient pas à l’aise pour parler ouvertement, le programme Talk Openly constitue une alternative.  » Gare aux plaisantins qui tenteraient de régler leurs comptes de cette manière : des sanctions sont prévues à leur encontre.

Au sein du groupe pharmaceutique Baxter, un tel système a également été mis en place mais il n’est pas utilisé en Belgique. Certaines autres entreprises, plus rares, préfèrent recourir aux services d’une société extérieure pour recueillir ce type de renseignements délicats.

S£ur Anne ne voit quasi rien venir

Sur le terrain, même si aucune statistique n’est disponible, les procédures d’alerte ne semblent pas déboucher sur grand-chose. Comme dans bien d’autres entreprises, très peu de plaintes ont été enregistrées chez ING, où le système a été introduit en 2004.  » Jusqu’à présent, aucune décision de sanction n’est intervenue, précise Chantal Gelders, porte-parole de ING. Quelques procédures d’enquête sont en cours mais elles ne portent que sur des petits délits. Théoriquement, ceux-ci ne devraient être que d’ordre financier mais nous observons que certains dénoncent leurs collègues par commérage, ce qui n’entre pas dans le champ d’application de la mesure. « 

Une loi nécessaire ?

Dans certaines sociétés, la mesure a été longuement discutée en conseil d’entreprise, parfois au niveau européen, parfois au niveau belge. Dans d’autres, en revanche, les délégations syndicales sont mises devant le fait accompli.

Face à un système à l’impact limité, faut-il dès lors légiférer ? La question n’est pas à l’ordre du jour au ministère de l’Emploi. Pour les uns, ce n’est pas nécessaire.  » On peut encadrer le mécanisme via des réglementations existantes, assure Andrée Debrulle, conseillère au service d’études de la CSC. Notre attitude, c’est d’être pragmatiques. Réglons ça avec les employeurs.  » D’autres, en revanche, appellent de leurs v£ux un encadrement légal, qui dans l’intérêt des employés, qui pour assurer la cohérence des décisions judiciaires qui pourraient, un jour, tomber.

La CBFA (Commission bancaire, financière et des assurances), de son côté, estime qu’une base légale sera absolument nécessaire si le système d’alerte professionnelle, qu’elle recommande, devient obligatoire.

Mais pourquoi le deviendrait-il, s’il est si peu appliqué, et qu’il n’a, en outre, pas (encore ?) fait ses preuves ?  » Inventé aux Etats-Unis, le whistleblowing n’a pas empêché les banqueroutes qui y sont survenues en 2008 « , ironise Jean-François Macours, attaché au service d’études de la FGTB. Dans les rangs syndicaux, tous s’accordent en tout cas à dire que les procédures déjà en place suffisaient, avec un peu de bon sens, à détecter les éventuels comportements professionnels litigieux.  » Le danger, c’est qu’avec cette procédure la direction d’une entreprise pourrait se décharger de sa responsabilité finale de contrôle en reprochant à un salarié de n’avoir pas signalé une transaction litigieuse « , souligne une déléguée syndicale.

La pratique est encore trop récente pour savoir ce qu’elle induira comme changements dans les entreprises, voire dans les tribunaux. En France, où quelque 1 300 systèmes d’alerte professionnelle étaient recensés à la fin de 2009, la justice en a recalé plusieurs, les estimant susceptibles de porter atteinte aux droits et libertés individuelles de tous les salariés.

LAURENCE VAN RUYMBEKE

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