» Si on ne fait rien, l’Europe se délitera d’elle-même « 

Le ministre français de l’Economie prône, pour le règlement du dossier des réfugiés, la méthode qui a permis à l’Union de sortir de la crise financière. Il propose aussi l’installation d’un gouvernement démocratique de la zone euro.

Le Vif/L’Express : Le 27 août 2015, lors de l’université d’été du Medef, le patronat français, vous dites :  » Le visage qu’aura notre pays dans dix ans, il se forge aujourd’hui.  » Quel sera-t-il ?

Emmanuel Macron : Il se forge déjà à travers nos différentes actions, mais devra être au coeur des débats des prochains mois : on ne dessine pas le visage d’un pays de manière subreptice ou sans que son peuple le choisisse. Le plus important pour cela, à mes yeux, est de lui redonner son autonomie. La promesse à faire à la jeunesse ne consiste pas à lui dire ce qu’elle doit être, ni ce que doit être son pays dans dix ans, mais à lui donner la possibilité de choisir pour elle-même quand elle sera en responsabilité. Pour moi, il y a quelques grandes questions sur lesquelles les principaux partis vivent dans l’ambiguïté depuis des décennies. Le rapport à la mondialisation est l’une d’entre elles. Si l’on pense qu’elle est une bonne chose, il faut en tirer les conséquences et transformer progressivement la France. Sinon, il faut emprunter une autre voie et fermer les frontières comme le veut le Front national. Je choisis la première option.

Pour vous, le gouvernement français n’a pas clairement affirmé ce choix ?

Nous l’avons fait, et nous sommes en train d’en tirer progressivement les conséquences. La réforme du travail en cours va dans ce sens. Il faut la déplier dans sa totalité. Et nous devons poursuivre ce mouvement encore plus profondément dans la période qui s’ouvre, et après. Pour cela, il faut revenir aux grandes questions auxquelles nous devons collectivement apporter une réponse claire : outre le rapport à la mondialisation, il y a aussi l’Europe – veut-on plus d’Europe ou veut-on en finir avec cette aventure ? -, le rapport à l’innovation – est-on prêt à prendre plus de risques ou veut-on une société de la précaution ? -, et enfin la manière de concilier la justice et la liberté. A cet égard, j’ai toujours exprimé un choix clair en faveur d’un libéralisme économique et politique, avec un socle de solidarité collective, de régulation, et la conviction que le principe de liberté rend plus fort. Remettre en question les rentes et les corporatismes, c’est ainsi redonner de l’énergie au pays, permettre à celles et ceux qui sont le plus loin de l’emploi, le plus loin du système, d’y revenir. D’autres pensent qu’une organisation plus corporatiste de la société protège mieux l’égalité, qu’il faut renoncer à de la liberté pour cela.

De la même façon, sur le rapport à la communauté nationale, certains pensent qu’il faut renforcer celle-ci, parfois la fermer, être beaucoup plus dur, quitte à renoncer à certaines libertés. Moi, je pense qu’on peut protéger, dans le plein respect des libertés individuelles. Je crois même que la vraie sécurité se construit dans la liberté des individus, sinon vous continuez à produire de la défiance dans la communauté nationale et, ce faisant, vous l’affaiblissez progressivement. Enfin, les notions d’engagement civique et de gouvernement démocratique supposent aussi des choix. Je ne me retrouve pas dans la notion de démocratie participative consistant à dire que la vérité est partout et que toutes les paroles se valent, car elle a un petit côté démagogique. Mais je crois aux règles d’un  » bon gouvernement  » – je fais ici référence au travail de Pierre Rosanvallon (1) -, et elles passent par la capacité à revenir de manière quasi permanente vers le peuple, grâce à des organisations plus citoyennes, plus ouvertes.

L’Europe, dans dix ans, peut-elle être autre chose qu’une Europe fédérale, avec des stratégies fiscales et sociales communes ?

Si nous ne levons pas l’ambiguïté européenne, nous construirons notre propre malheur. L’Europe a été fondée sur une triple promesse : éliminer la guerre, faire prospérer l’économie, permettre à tous de circuler librement. Aujourd’hui, les gens ont le sentiment qu’elle nous fait souffrir plus qu’elle ne nous apporte. Ma conviction profonde est qu’elle est pourtant notre meilleure solution. Elle l’est sur le plan politique. Pourquoi ? Parce que nous, Européens, avons les mêmes préférences collectives, pour les libertés et pour la solidarité. Les Américains n’ont par exemple pas la même préférence pour la solidarité, ils ont une préférence absolue pour la liberté. Or, notre modèle européen est attaqué par la volatilité du monde ambiant, économique, géopolitique, par la concurrence des pays émergents. Ainsi, la crise financière de 2008 a touché très violemment quelques pays ; aujourd’hui, le risque terroriste concerne particulièrement la France ; et la question des réfugiés, la Grèce, l’Allemagne, l’Italie, la Suède ou l’Autriche. Nous avons besoin de solidarité sur chacune de ces questions, sinon, chaque pays sera seul à porter son fardeau. Il faut réitérer ce que nous avons été capables de faire sur le plan financier : nous sommes en train de sortir de la crise avec de nouvelles règles budgétaires, la création, très importante, de l’Union bancaire, et on a évité la sortie de la Grèce de la zone euro. Sur ce point, la France, avec le président de la République, a joué un rôle essentiel, car sans elle le pire aurait été possible.

On est bon dans l’urgence, mais pas sur le long terme ?

Oui, on sait répondre aux chocs, on finit par agir, mais trop peu et trop tard. Mais on ne sait pas redéfinir les grands équilibres et les solidarités, proposer un projet. La gestion de crises ne peut pas être l’horizon du projet européen. Parallèlement à la mise en place d’une discipline budgétaire plus forte, il aurait fallu un puissant investissement collectif, et des solidarités financières entre pays de la zone euro. Deux choses manquent aujourd’hui à l’Europe : cette vision globale, de long terme, proposant par exemple une plus grande intégration de la zone euro ou une véritable politique commune de gestion des frontières, mais aussi une efficacité concrète sur les sujets qui préoccupent les Européens : on le voit avec les débats actuels sur l’agriculture ou la sidérurgie, mais aussi sur les migrants et la sécurité.

La sortie du Royaume-Uni ne serait-elle pas une chance pour que l’on reconsolide l’Europe continentale ?

Un départ du Royaume-Uni matérialiserait le risque de délitement et fragiliserait durablement l’Europe entière. Mais il faut sortir de la stratégie du référendum, où chaque Etat dit aux autres : retenez-moi où je fais un malheur ! La vraie chance, c’est qu’en 2017 il y a des élections majeures en France et en Allemagne. Nous devons utiliser cette synchronisation pour mener un débat européen et dire la vision que l’on porte. Il faut, dans les trois années suivantes, des changements de traité permettant d’aller au bout de cette vision. Mais si les gens ne croient plus en l’Europe et en la zone euro, il faut les démanteler. Sans les contraintes européennes sur le plan budgétaire, notre rééquilibrage économique serait plus fort et plus rapide. A mon avis, moins pérenne, mais si c’est pour avoir la souffrance du court terme sans la solidité du long terme, il vaut mieux tout détricoter. Ce dont je suis convaincu, c’est que refuser d’avancer, c’est se condamner à reculer : si nous continuons à ne rien faire, l’Union et la zone euro se déliteront d’elles-mêmes. Après guerre, nous avons réussi cet équilibre inédit, en évitant de réitérer cette erreur millénaire des nations européennes qui pour la plupart ont eu à un moment ou à un autre leur propre rêve hégémonique, de l’Empire romain au cauchemar hitlérien, en passant par l’Empire carolingien, le Saint Empire romain germanique, les rêves napoléonien ou bismarckien. L’Union européenne, c’est la première tentative démocratique d’unification du continent, c’est un projet qui vaut la peine d’être défendu. Si l’on veut relancer l’Europe et la zone euro, il faut accepter de nouveaux transferts de souveraineté et les contraintes que cela impose, parce que nous en sortirons plus forts. La vraie souveraineté, c’est celle qui nous donne les moyens d’agir, de protéger : face à la concurrence chinoise, au défi climatique, au terrorisme international, croit-on qu’on s’en sortira en fermant les frontières nationales ? Aujourd’hui, nous devons donc passer par un moment de plus grande intégration en installant un gouvernement pleinement démocratique, en particulier au niveau de la zone euro, quitte à le réaliser avec seulement quelques-uns des 19 pays de cette zone.

Les Allemands ont fait voler en éclats le clivage droite-gauche. La France doit-elle en passer par là ?

Les jeux d’appareils, je ne sais pas en parler. Mais nous ne pouvons pas recourir à une coalition à l’allemande, parce que nous ne sommes pas dans un régime parlementaire : chez nous, la coalition ne peut être que citoyenne, pas entre les appareils partisans. La pertinence des clivages, dans notre système, se détermine au moment de l’élection présidentielle. Parce que c’est un choix politique fait sur des valeurs. Le temps présidentiel est un temps démocratique de composition et de recomposition. Mais les vrais clivages se constituent désormais à mes yeux autour du rapport à la mondialisation, à l’Europe, à la grammaire de la production, à la communauté nationale – ouverte ou fermée -, à la laïcité. D’ailleurs, sur l’ensemble de ces sujets, les clivages ne sont plus là où ils étaient.

Si en 2017 il y a un candidat, de droite ou de gauche, face à un candidat du FN, peut-on avoir une coalition ?

J’espère que le Front national ne sera pas le ferment d’un tel exercice, car ce serait alors pour de mauvaises raisons, et que cela reposerait sur la crispation des appareils.

Des raisons purement défensives ?

Oui, comme on l’a vu lors des élections régionales. Y a-t-il eu une grande refondation idéologique après ? Je n’en suis pas persuadé. Je pense qu’il faut une approche par l’offre politique. Celle du Front national est mensongère, mais elle donne le sentiment aux citoyens qu’il est le seul parti antisystème, capable de capturer la vitalité du pays, d’être seul, en bas, avec le peuple, quand les autres restent en haut. Il a cette fonction de catharsis qu’ont les Podemos (Espagne), les Syriza (Grèce). On a tort de stigmatiser ceux qui votent pour le Front, de leur faire la morale. Il faut restructurer l’offre politique, clarifier les choix et, en même temps, dénoncer les impostures du FN sur beaucoup de sujets, économiques, sociaux et géopolitiques.

L’offre Macron, quelle est-elle ?

Faire réussir la France dans un monde ouvert. Mon combat, c’est celui pour le progrès et la mobilité.

Mais quel véhicule prend-elle ? Il y en a un très simple, c’est d’annoncer :  » Je suis candidat à la présidentielle.  »

En France, on est obsédé par le flacon, au lieu de s’intéresser au contenu. On a eu le même débat, il y a quelques mois : il a sa loi, il n’a pas sa loi. Je sais ce que c’est que de passer du temps au Parlement. Je l’ai fait : cinq cents heures. Et si les idées que j’ai poussées sont finalement adoptées et figurent dans la loi des autres, je suis très heureux. Mais il faut surtout continuer à expliquer, à donner du sens, à proposer, de manière bienveillante et ouverte. C’est à cette aune seulement que vous pouvez demander un vrai effort collectif. Bien sûr, il faut maîtriser la technique, pour que les décisions prises deviennent réalité. Il faut donc le sens du pragmatisme, de  » la réalité rugueuse à étreindre « , comme disait Rimbaud ; en même temps, il faut le sens de l’idéal. Mais on a surinvesti une strate intermédiaire du discours politique, la strate technocratique, et c’est pour moi une erreur : revisser un boulon ici ou là ne dit rien de l’endroit où nous voulons collectivement aller.

Vous sentez-vous guetté par l’hubris ?

Toujours. Le jour où l’on pense qu’on ne l’est plus, c’est que l’on en est définitivement victime. Il faut donc constamment douter, sans que cela se voie. Si vous ne doutez pas, vous êtes dans l’hubris, vous devenez dangereux ou impuissant. Mais, au moment de la décision, la main ne doit jamais trembler.

Allez-vous créer un mouvement pour réunir vos soutiens ?

Je ne commente jamais les rumeurs.

Où serez-vous dans dix ans ?

Pas la moindre idée.

(1) Le Bon Gouvernement, par Pierre Rosanvallon (Le Seuil).

Propos recueillis par Christophe Barbier et Corine Lhaïk

 » Face au Front national, je pense qu’il faut une approche par l’offre politique  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire