Si l’Islande refuse de banquer…

Faut-il faire payer par le contribuable l’incompétence des banquiers ? C’est la question à laquelle doit répondre le pays lors du référendum du 6 mars. Alors que le krach ne cesse de révéler les dérives d’une oligarchie, la révolte gronde.

de notre envoyé spécial

On va faire comme les paysans européens !  » avait promis l’un des activistes. Las ! le camion de fumier qui devait être déchargé devant le siège de l’Islandsbanki, sur le front de mer de Reykjavik, n’est pas arrivé à temps. Les protestataires en sont réduits à klaxonner bruyamment sur le parking, sous une bourrasque de vent glacé.  » Nous voulons dire haut et fort notre refus de payer, nous simples citoyens, pour les fautes commises par les  » banksters » « , explique Svein, vendeur de voitures et l’un des organisateurs de la manifestation.

Des traites mensuelles multipliées par sept

Bankster, cette contraction des mots anglais banker (banquier) et gangster, s’impose dans le débat public depuis quinze mois. Précisément, depuis octobre 2008, date de l’implosion du système financier, sous l’effet d’une hyperspéculation incontrôlée. A l’automne 2008, l’Etat doit nationaliser en catastrophe les trois banques principales de l’île, récupérer les dettes et gérer l’explosion du coût du crédit qui frappe les ménages. Mais, quinze mois après, comment payer la note ? Les contribuables islandais, normalement placides, refusent que leurs impôts, garantie d’un Etat providence généreux, épongent le passif creusé par les agissements troubles de financiers et d’hommes d’affaires. C’est tout un peuple qui se révolte contre des banquiers qui jurent qu’ils ne savaient rien de la catastrophe annoncée.

Les manifestants qui klaxonnent, ce jour, protestent devant l’envolée des mensualités de leurs crédits – voiture ou habitation. Indexées sur les monnaies étrangères ou sur le coût de la vie, elles ont bondi depuis le krach, l’essor de l’inflation et la dépréciation pour moitié de la couronne, la monnaie locale. Le cinéaste Gunnar Sigurdsson raconte sa propre mésaventure sur un ton presque comique :  » J’avais emprunté 2,1 millions de couronnes en 2007 pour acheter ma voiture. J’en ai payé 800 000 de traites. Pourtant, aujourd’hui, je me retrouve avec une dette de 5 millions, en ayant dû, par-dessus le marché, céder mon véhicule.  » Son crédit immobilier est passé, lui, de 16 à 21 millions. Au total, ses traites mensuelles ont été multipliées par sept !  » Tout le système est en train de s’effondrer, normal que je sois en colère, non ? « 

Un site vengeur dénonce la dolce vita des oligarques

Avec d’autres, cet artiste a été à l’origine de mouvements spontanés qui se sont formés à l’hiver 2008-2009, face au silence des autorités de l’époque, tétanisées par la tempête financière. Ces forums ont permis de canaliser la fureur populaire, inédite en Islande. Car quand une poignée d’irréductibles fait irruption dans un cabinet d’huissiers chargés de recouvrer les dettes, c’est pour se contenter de lire, en guise de protestationà un conte moralisateur pour enfants où ni l’oie, ni le cochon, ni l’âne n’assument la responsabilité de la catastrophe. Ces derniers mois, seuls quelques luxueux 4 x 4 appartenant à des banquiers de haut vol ont été vandalisés à la peinture rouge. L’acte vengeur le plus terrible reste anonyme : un site en ligne prétendument basé – clin d’£il – dans un paradis fiscal de la Caraïbe, dévoile, photos croustillantes de yachts et jolies pépées à l’appui, la dolce vita d’une cinquantaine d’oligarques tout à la fois actionnaires et débiteurs des banques.

Le 6 mars, la colère populaire trouvera un exutoire lors d’un référendum convoqué par Olafur Grimsson, le président de la République, contre l’avis du gouvernement mais sous la pression de l’opinion. Les Islandais se prononceront sur un projet d’accord âprement négocié avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Voté dans la douleur par le Parlement, il prévoit d’indemniser les autorités de ces deux Etats pour le naufrage de la banque en ligne islandaise Icesave, qui offrait une juteuse rémunération à des centaines de milliers d’épargnants européens. Lors de la faillite de la maison mère d’Icesave, la Landsbanki, en 2008, Londres n’avait pas hésité à recourir à l’alibi de sa loi antiterroriste afin de geler les actifs islandais sur son sol. Pour couper court à la panique, les gouvernements britannique et néerlandais avaient indemnisé leurs épargnants nationaux. Ils réclament aujourd’hui un remboursement de 3,9 milliards d’euros par l’Etat islandais. Sous peine de bloquer les négociations sur l’adhésion à l’Union.

 » Mais pourquoi devrions-nous être les seuls à payer l’addition ? s’insurge le pianiste Olafur Eliasson, l’un des meneurs du mouvement In Defense, à l’origine de la pétition nationale qui a suscité le référendum. Dans le cas d’Icesave, les autorités de régulation britanniques et néerlandaises ont failli autant que la nôtre. Il faudrait partager la facture. Londres nous impose un état de guerre économique. C’est inacceptable ! Et, en plus, chacun sait qu’on ne pourra pas tout payerà  » A lui seul, le simple coût d’Icesave – 40 % du PIB annuel 2009, quand même – représenterait une ponction de 48 000 euros par foyer islandais. Auxquels il faudrait ajouter le coût du reste de la dette publique et des dettes privées (voir l’encadré ci-dessous).

Le 6 mars, selon toute probabilité, les Islandais voteront non. Au risque d’aggraver la crise de confiance dont pâtit l’île sur les marchés internationaux. Déjà, les agences de notation ont abaissé la note du pays au rang d' » obligation pourrie « . L’étonnante fuite, il y a dix jours, dans la presse locale, d’un télégramme secret de l’ambassade américaine, a confirmé l’isolement de l’île. On y lisait que, dans l’hypothèse d’une victoire du non suivie d’un gel de crédits promis par le Fonds monétaire international et par des pays européens, l’Islande ne pourrait plus remplir les obligations liées à sa dette dès 2011 et retournerait  » trente ans en arrière « .

Au gouvernement, une coalition des gauches élue en 2009, après la débâcle, le ministre des Finances, Steingrimur Sigfusson, visiblement épuisé par des mois de négociations, balance entre convictions et pragmatisme :  » Il est injuste que les citoyens ordinaires paient la facture des extravagances de quelques-uns, mais c’est une leçon de l’Histoire. Partout dans le monde, c’est l’argent du contribuable qui sauve le système financier. La différence, c’est qu’avec ce référendum le peuple peut s’exprimer. Mais un non gagnant laisserait entier le problème posé par Icesave. « 

La consommation chute, mais le pays reste riche

Si la banqueroute menace les ménages et l’Etat, curieusement la crise – la kreppa, comme on dit ici – n’est guère visible. Ni mendiants ni SDF dans les rues proprettes de la capitale – le Parlement a voté le gel des expulsions de propriétaires surendettés. Les magasins et restaurants, où l’on sert de la morue avec des légumes exotiques cultivés dans les serres de l’île, sont pleins. La nuit, Reykjavik continue à briller insolemment de tous ses feux, grâce à l’inépuisable énergie géothermique qui éclaire ses immeubles modernes sans charme comme les petites maisons aux couleurs vives et aux toits de tôle. Les commerces affichent, toutefois, des soldes monstres – sauf pour les articles destinés aux touristes. En réalité, la consommation chute, surtout pour les voitures, biens ménagers et autres produits importés, renchéris par la chute de la couronne. McDonald’s a dû ainsi fermer ses restaurants : tous les ingrédients de base venaient de l’extérieur et leur coût avait plus que doublé. Du coup, la vente de viande de baleine a augmenté, au détriment du b£uf importé. Finis, aussi, les week-ends à l’étranger, fréquents avant la crise :  » Cette année, au lieu d’aller skier en Autriche, comme d’habitude, on est allé dans le nord de l’Islande et on a renoncé à aller faire les soldes à Londres « , témoigne une mère de famille. Car, si le PIB a baissé de 10 % en dix-huit mois, le pays reste riche. Les coupes budgétaires ont à peine écorné les services publics. Seul changement sensible, le chômage, monté à 9 % après des décennies de plein-emploi. Mais, là encore, les Islandais, entre reconversion et retour à la pêche, font preuve de flexibilité.

Reste, dans tous les esprits, le fardeau financier.  » La dette est lourde mais gérable, estime Ragnar Arnasson, professeur d’économie à l’université d’Islande. A condition qu’on préserve les conditions de la reprise en coupant dans les prestations de l’Etat providence [le nombre de fonctionnaires a enflé de 30 % en dix ans] et en acceptant de réduire le niveau de vie de la population.  » Un choix draconien, pour l’heure repoussé par le gouvernement. Lequel craint qu’il ne précipite un exode vers la Norvège, riche en pétrole et qui vante ses attraits dans des publicités locales, ou vers le Canada. Pour la première fois depuis 1889, il est vrai, la population a baissé en 2009, conséquence d’un nouveau courant d’émigration. Dans le même temps, pourtant, l’île aurait connu un mini-baby-boom, comme si, en regard de la glaciation annoncée, les Islandais avaient voulu se tenir chaudà

Face au krach financier, les responsabilités restent à déterminer. Visés, les oligarques, qui contrôlaient en même temps les banques (prêteuses), les sociétés (emprunteuses), les médias (silencieux), les hommes politiques (complaisants). Unique dans le monde occidental, cette consanguinité, peut-être inévitable dans une île de 317 000 ha- bitants, empêchait tout contre-pouvoir de s’exercer normalement.  » 50 requins ont joué le pays à la roulette, accuse Sveinbjörn Arnason, fondateur du mouvement Nouvelle Islande. Or nul n’a encore été traîné devant les tribunaux. La gauche au pouvoir ne fait pas le ménage et nous trahit.  » De fait, deux enquêtes (sans inculpation jusqu’à présent) suivent leur cours. Pour la procédure criminelle, il a fallu dénicher un ex-commissaire de police dans un village de pêcheurs, au nord, et le bombarder procureur spécial : tous les magistrats pressentis avaient des liens avec les banquiers suspects. Une commission parlementaire enquête, en parallèle, sur les responsabilités des ministres de l’époque, mais elle ne cesse de reporter la publication de son rapport. L’ex-juge franco-norvégienne Eva Joly a été appelée en renfort.  » Avocats, employés de banques, cadres de fonds d’investissement : même s’ils ne sont pas jugés, leur réputation sera à jamais entachée « , prédit Marino Gunnarnjalsson, membre d’une association de défense des propriétaires qui se bat contre les banques afin d’obtenir une renégociation des emprunts immobiliers.

Naguère fière de son insularité, l’Islande est passée de l’ère de l’innocence à celle du soupçon. Les banques, de nouveau privatisées, annulent les dettes de certaines sociétés, afin de leur permettre de continuer à opérer, ou de certains particuliers – avec aussi peu de transparence qu’elles en mettaient pour consentir, hier, des emprunts.  » C’est la logique économique – ne pas tuer la poule aux £ufs d’or – soupire le député (Gauche-Verts) Ogmundur Jonasson. Mais c’est socialement injustifiable. Ce qui nous a surpris dans cette crise, c’est le degré de cupidité qu’elle a révélé. Il faut revenir à nos valeurs d’intégrité. « 

Intégrité, c’est aussi le mot auquel s’accroche la députée indépendante Birgitta Jonsdottir :  » Chaque jour révèle des cas de népotisme. Une mafia locale contrôlait ce pays depuis la colonisation danoise. En ayant accès à l’argent sur les marchés internationaux, elle a provoqué la catastrophe.  » La parlementaire veut restaurer l’image de l’Islande et propose d’y créer  » un paradis offshore de l’information « . Son rêve :  » Prendre le meilleur des lois sur la liberté d’expression dans chaque Etat et l’ajuster à l’âge d’Internet. Réinventer la démocratie à l’âge de la mondialisation.  » Une utopie ? Probablement. Mais quand une île tout entière est à la dériveà

jean-michel demetz reportage photo : ingolfur Juliusson pour le vif/l’express

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire