Ségolène et François, couple royal

Seule femme présidente de région, elle poursuit son ascension. Patron d’un PS qui triomphe, il conforte sa position. Itinéraires parallèles

C’est sans précédent dans les annales des députés socialistes français. Il y a quelques semaines, ils ont découvert avec stupéfaction, parmi les documents mis à disposition par l’administration de l’Assemblée nationale, une proposition de loi déposée parà Ségolène Royal. Non seulement la députée des Deux-Sèvres l’a produite en son nom propre, quand la tradition veut qu’une proposition de loi soit présentée par l’ensemble du groupe, mais encore a-t-elle maintenu, contre l’avis de ses collègues de banc, la version initiale de ce texte, relatif à  » la lutte contre l’utilisation marchande et dégradante du corps humain dans la publicité « . Pourquoi s’embarrasser des autres en général s’ils ne servent pas votre intérêt particulier ?

Un redoutable individualisme sous des dehors avenants, c’est le visage préféré de la femme politique de demain pour plus d’un tiers des Français, selon un sondage Ifop publié dans Le Journal du dimanche du 7 mars. Et, dès aujourd’hui, celui de la vedette des régionales pour les socialistesà Car Ségolène Royal a une idée toute personnelle du sens collectif : elle d’abord. Une cause qui la touche peut servir son image ? Elle impose ses convictions, quitte à passer en force. Quitte, aussi, à déraper û un député lui avoue son goût pour les réclames (dénudées) d’une grande marque de lingerie, elle finit par rétorquer, excédée :  » Si cela ne te gêne pas que des gamines se fassent violer dans les cours de récréation !  »

Excessive, elle l’est autant qu’il est prudent û lui, son alter ego, son double, l’autre face publique de leur vie privée. François Hollande, premier secrétaire du PS, et Ségolène Royal, présidente de région, couple à la ville et tandem à la scène, ont toujours fonctionné en duo, même s’il se protège quand elle se surexpose : c’est l’alliance féconde des contraires, au-delà d’un identique appétit de médias, l’exemple unique d’un couple politique à part entière. A chacun sa carrière, tandis que Bernadette Chirac se décrit en  » humble  » soutien de son mari, Cécilia Sarkozy s’assume en épouse transie et Anne Sinclair, épouse de l’ancien ministre socialiste Dominique Strauss-Kahn, se préfère en simple conseillère. Mais deux itinéraires ne font pas une guerre : si le destin a séparé l’élu de Corrèze û Hollande û de celle des Deux-Sèvres û Royal û soucieux de ne pas transformer une commune ardeur pour le débat public en entreprise familiale, l’avenir ne les verra jamais s’affronter. Où qu’ils projettent d’aller, sous les ors de l’Elysée ou les dorures de Matignon, il en est un (une) qui s’effacera au profit du mieux placé. C’est l’histoire de trajectoires qui se croisent sans jamais se fondre.

Certaines opportunités les rassemblent, dont François Hollande n’hésite plus à profiter. En 1992, monsieur n’avait pas souhaité apparaître sur les photos de madame à la maternité, présentant aux lecteurs de Paris Match leur dernière-née. Cette année, ils seront ensemble dans l’hebdomadaire ; le poids de la complicité, le choc de la sincérité.  » Quand on a la chance de rencontrer Ségolène, on la garde « , lançait ainsi François Hollande le 18 janvier, lors d’un meeting à La Rochelle, venu en chef de parti soutenir celle qui pouvait toucher la droite au c£ur en arrachant à l’UMP la région du chef du gouvernement, Jean-Pierre Raffarin. Un geste symbolique pour lancer la campagne nationale du PS, conclue sur un bon mot dans son bureau, le 21 mars, alors que l’information circule déjà de l’excellent score socialiste en Poitou-Charentes :  » Si Ségolène dépasse les 51 %, je ne peux plus rentrer chez moià  »

Une stratégie singulière

A l’issue du scrutin régional, la chance leur sourit à tous les deux. Star médiatique des années 1990, elle était en retrait depuis l’échec de Jospin à l’élection présidentielle, elle qu’un titre dans l’appareil socialiste n’a jamais séduite ; Ségolène Royal retrouve une place au rang devant. Dirigeant capital du temps de Lionel Jospin au gouvernement, il était sur le fil depuis le 21 avril 2002, lui que sa propre majorité interne n’a jamais cessé de contester ; François Hollande a conforté sa légitimité de n° 1 du PS, capable de mener ses troupes à la victoire. Nouvelle présidente d’une région qu’elle conquiert avec plus de 55 % des voix, Ségolène Royal, chantre d’une  » démocratie participative « , entend profiter sans ombrage d’une bataille qu’elle a menée seule, sans s’encombrer d’aucun  » éléphant « . Leader du premier parti d’une gauche qui a conquis la quasi-totalité des 22 régions métropolitaines, François Hollande se grandit dans une main tendue aux alliés.

Sa victoire à elle entérine une stratégie singulière, loin des soutiens voyants, des réunions tapageuses, des slogans trop partisans, loin du moindre propos politiquement marqué du poing à la rose : impossible de trouver une fois le mot  » socialiste  » sur son journal de candidate. Il a fait de son succès à lui une £uvre collective, à laquelle il a publiquement associé ses partenaires du parti. Aussi populaire dans le c£ur des militants qu’elle est honnie dans celui de beaucoup de dirigeants, Hollande est aussi constamment aimable que Ségolène Royal peut se montrer odieuse. Au point, parfois, qu’il doit être chaleureux pour deux : quand elle était au gouvernement, il est arrivé qu’il vienne partager le  » petit noir  » du matin avec des fonctionnaires ministériels exaspérés par la brutalité de sa compagne. Histoire de détendre un peu l’atmosphèreà

Et pourtant. Même ses détracteurs le reconnaissent :  » Ségolène est bien meilleure qu’Elisabeth Guigou, bien meilleure que Martine Aubry, constate un député qui la côtoie depuis longtemps : plus fine, plus politique, elle fera toujours la différence, avec son incroyable capacité de travail et cette manière qu’elle a de s’approprier les sujets de société auxquels l’opinion est sensible. Mais elle n’a aucun projet politique, rien qui puisse lui rallier un réseau. Son seul programme, c’est elle.  » A l’échelon local, son caractère autoritaire, autocratique parfois, a longtemps suscité la division dans son propre camp, la poussant à se présenter contre le maire socialiste sortant aux municipales de 1995, à Niort (Deux-Sèvres). Elle échoua, comme elle perdit, en 1998, le canton rural qu’elle avait conquis six ans plus tôt. A l’échelon national, de perfides réflexions ont réussi à la fâcher, à un moment où à un autre, avec les plus scintillantes étoiles de la galaxie socialiste : Laurent Fabius, qui n’a pas apprécié une remarque de  » Ségolène  » sur son dernier ouvrage, Dominique Strauss-Kahn, pas flatté, lui non plus, par un jugement péremptoire lâché devant la presse aux journées parlementaires de l’automne 2000à Son inépuisable énergie les bluffe. Son impressionnant égocentrisme les exaspère.

A l’exact opposé, François Hollande s’en amuse, lui qui s’est toujours dit  » en admiration  » devant elle. Courageux mais pas téméraire, il lui est arrivé de laisser son entourage proche gérer les courroux de sa compagne, remontée contre un article de presse, un propos désobligeant ou une rumeur insistante. Son franc-parler à elle lui vaut de solides inimitiés, son sens du compromis à lui le garde éloigné de querelles qu’il abhorre. Ainsi, un secrétaire national sortit un jour de son bureau convaincu d’avoir sa place sur la liste socialiste aux élections européennes, alors qu’Hollande avait déjà biffé son nom. Il ne dit jamais  » non « , mais  » je vais réfléchir « . Et il est arrivé que ses propres amis s’agacent de le trouver totalement indifférent à la condescendance avec laquelle, jugent-ils, Laurent Fabius se comporte parfois avec lui. Il y a quelques jours, lors d’une conférence de presse commune, le n° 2 socialiste a systématiquement repris la parole après le premier secrétaire, sans lui laisser une fois l’occasion de conclure. François Hollande n’en a cure.

Il suit son bonhomme de chemin, elle trace le sien au bulldozer. Depuis que Ségolène Royal a quitté l’Elysée, chargée de mission de François Mitterrand, pour devenir la ministre de l’Environnement de Pierre Bérégovoy, en 1992, elle se bat pour s’imposer, à l’affût de l’idée qui fera mouche, comme l’arrivée au Conseil des ministres en voiture électrique ou la garden-party élyséenne à laquelle elle participe en costume poitevin pour défendre le chabichouà Ses combats, elle les assume passionnels, polémiques, symboliques : contre le bizutage, la violence à l’école, la pornographie à la télé, pour le congé post-partum accordé aux pères ou l’accouchement sous X. Hier, du temps du ministère délégué à l’Enfance, Jospin lui reconnaissait le mérite d’avoir construit un discours  » de gauche  » sur la famille ; aujourd’hui, le débat sur le string au lycée l’interpelle, qui la campe loin du  » laxisme  » dont le PS est souvent soupçonné sur ce type de sujet. Ses propres amis socialistes fustigent son côté  » réactionnaire « , s’inquiètent d’un retour à  » l’ordre moral  » ? Elle s’en contrefiche. Y voit le signe qu’elle est plus proche des préoccupations des Français que la plupart d’entre eux, mère de famille revendiquée dans un univers d’hommes.

Cette certitude d’être en phase avec l’opinion l’a longtemps renforcée dans ses convictions. En 1995, défait par le faux bond de Jacques Delors, le PS s’apprête à départager Henri Emmanuelli et Lionel Jospin pour la candidature présidentielle. Ségolène Royal croit voir arriver son tour, songe à s’engager û  » Je l’ai rattrapée par le col ! « , se souvient François Hollande dans un sourire. En 1997, il la laisse négocier directement avec Jospin l’abandon d’une candidature à la présidence de l’Assemblée nationale contre un maroquin. Le 21 mars 2004, en découvrant sur un plateau de télévision les estimations du scrutin régional qui l’envisagent élue dès le premier tour, il lâche, ironique :  » Là, je ne sais pas si je vais pouvoir la tenirà  »

Entre eux, pourtant, il n’a jamais été question de concurrence. Un député qui les connaît tous les deux en est convaincu :  » Ségolène est attachée plus que tout à sa relation avec François. Elle n’est plus, comme quand elle était ministre, dans un processus de starification, mais simplement portée par une volonté de continuer la politique. Elle ne sera jamais candidate contre son avis, à aucun poste où elle puisse le gêner. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend pas le couple.  » Seule rescapée des deux après la vague bleue de 1993, elle profite d’un Congrès à Versailles pour faire tamponner un monceau d’enveloppes timbrées à l’effigie de l’événement, denrée fort appréciée par les électeurs collectionneurs û  » Il y en a la moitié pour François, que j’envoie dans sa circonscription « , explique-t-elle à un député qui se moque. Après la victoire aux législatives de 1997, elle est prête à passer son tour de gouvernement, considérant que c’est l’heure de  » François « .

Depuis l’échec de 2002, météorite solitaire, elle joue sur plusieurs registres, distingue la militante engagée de la compagne du premier secrétaire. Le suit dans sa tournée qui précède le congrès du PS à Dijon, en mai 2003, mais s’offusque d’être comparée au couple Chirac et interrogée sur l’éventualité pour Hollande d’un destin présidentiel.

Lui ? Il feint de s’étonner, s’en sort d’une boutade :  » Avec Ségolène, il y a des sujets auxquels il vaut mieux ne pas toucherà  » Foncièrement différent, il lui ressemble pourtant, imperméable aux commentaires, détaché des critiques, fidèle à son instinct. Choisi par Lionel Jospin pour lui succéder à la tête du Parti socialiste, en 1997, François Hollande en est l’absolu contraire, aussi conciliant que l’autre était intransigeant, aussi avenant que l’autre était cassant, aussi attentif à l’air du temps que l’autre y était fermé, fruit d’une construction idéologique dont il n’a pas su se dégager. Sans jamais revendiquer aucun droit d’inventaire, Hollande s’est défait de cet héritage-là, avec son air de rien et son habituelle placidité. Mais le PS de l’après-Jospin, celui qui a commencé à se dessiner au soir du 21 mars 2004, n’a conservé aucune relique des ans passés, sacrifiant sur l’autel des succès les derniers talismans. Oh, bien sûr,  » on  » défend toujours  » le bilan  » ; mais c’est devenu celui de l’ancien temps, épilogue in memoriam de stratégies inabouties. François Hollande a gagné un improbable pari : imposer son style au parti, sans exiger de sa compagne qu’elle reste dans l’ombre. Le calendrier fait bien les choses, voilà Ségolène en pleine lumière.

Elise Karlin

C’est l’alliance féconde des contraires, l’exemple unique d’un couple politique à part entière

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