Sécu scindée : pourquoi la Flandre n’en veut plus

Des compléments d’allocations familiales pour les seuls Flamands ? On y songe dans les hautes sphères politiques. Mesure indolore ? Dans les rangs francophones, on souffle déjà : la sécurité sociale resterait fédérale, et ce  » geste  » calmerait le Nord.

De quoi parlent Yves Leterme et Didier Reynders quand ils balisent, ensemble, les travaux du gouvernement belge de la dernière chance ? Certainement pas de la sécurité sociale ! La  » Sécu  » ne fait plus recette dans les cénacles politiques. Ni auprès des ministres fédéraux, ni au sein du groupe Octopus, réunissant une dizaine de sages censés préparer la grande réforme de l’Etat. Les Cassandres, ceux qui avaient prédit la scission irrémédiable de la sécurité sociale, doivent déchanter : circulez, y a rien à voir… Aucun homme politique flamand ne joue sur cette corde sensible – à l’instar de l’ancien député nationaliste Danny Pieters, professeur d’économie à la KULeuven, il y a dix ans. Personne n’a exploité les longs mois de crise politique pour lancer un nouveau brûlot. Des soins de santé 100 % flamands, par exemple. Ou une régionalisation des allocations de chômage. A vrai dire, les dernières revendications en la matière datent de 1999, quand le  » Vlaams Parlement  » avait édicté ses dix résolutions pour une Flandre plus autonome. Depuis ? Rien de concret.

La future réforme de l’Etat ? Après quelques peccadilles annoncées il y a un mois, le gouvernement libéral/chrétien/socialiste promet un deuxième paquet de mesures, l’été prochain. Mais  » on ne touchera pas à la sécurité sociale « , s’est exclamé l’ancien ministre social-chrétien Philippe Maystadt, en quittant les rangs de l’Octopus, fin février. Aucun démenti n’a suivi en Flandre. Au contraire, les indépendantistes de la N-VA ont flairé l’oignon : ils ont pris leurs distances par rapport à ce gouvernement jugé trop frileux. Quant à l’hebdomadaire Knack, impatient, il a tracé le sillon de la réforme de l’Etat dans son édition du 5 mars dernier. Sans oser, toutefois, rompre le financement fédéral de la sécurité sociale.

Ce que cela coûterait à la Flandre

Les esprits ont mûri. Cela nous aurait échappé au cours d’un hiver passionnel, à couteaux tirés.  » La  » spécialiste flamande de la sécurité sociale, l’Anversoise Bea Cantillon, ancienne sénatrice CVP, l’a expliqué récemment en présentant un ouvrage interuniversitaire sur le  » fédéralisme social « . Selon elle, les Flamands auraient rangé leurs slogans ; ils seraient devenus plus réalistes, moins dogmatiques. Les francophones, eux, se seraient dégelés ; ils acceptent désormais de débattre. Des économistes des deux bords montrent la voie à suivre. Dans l’ouvrage coordonné par Bea Cantillon (1), sept d’entre eux, parmi les meilleurs, prônent une  » décentralisation contrôlée  » de la sécu. La coordination entre les Régions l’emporterait sur la mise en place de paquets de compétences homogènes, doctrine flamande classique. La responsabilisation de tous les acteurs de la sécurité sociale (gouvernement, mutualités, médecins, patients, etc.) serait préférée à une scission jugée inéquitable et inefficace. Le maintien d’un cadre fédéral garantirait la solidarité et la prise en charge des risques à l’échelle la plus large.

Il faut dire que la Flandre politique et économique sait compter. Le vieillissement de la population y étant plus prononcé qu’au sud du pays, la scission du budget des pensions pourrait coûter cher au Nord. La régionalisation des conventions collectives de travail, la scission de l’assurance-chômage n’ont plus la cote, non plus. Le patronat flamand redoute qu’en situation de plein emploi, les syndicats revendiquent d’impayables augmentations salariales. Enfin, la communautarisation des soins de santé créerait un afflux de patients (notamment bruxellois) dans les hôpitaux flamands, sans doute moins chers et plus performants. Ingérable pour la nouvelle sécurité sociale flamande ! Même les fameux transferts financiers qui s’opèrent entre le Nord (plus riche) et le Sud ont cessé d’exciter les autonomistes : ils sont en baisse et la presse flamande a bien dû constater les succès de la politique anti-abus menée par un… francophone, le socialiste Rudy Demotte, ministre des Affaires sociales de 2003 à 2007. Bref, sauf surprise, les trois piliers de la sécu (pensions, chômage, soins de santé) resteront fédéraux… parce que la Flandre n’a rien à gagner d’une scission.

Moureaux et Dehaene défendent une même vision

Restent les allocations familiales. Là, les Flamands sont plus que jamais demandeurs : ils aimeraient affecter aux familles les surplus budgétaires dont ils disposent depuis belle lurette. Ils veulent inciter  » leurs  » jeunes à se former plus longtemps. Ils pensent endiguer le vieillissement en encourageant la natalité. En face, les partis francophones ont toujours été méfiants. Des politiques différenciées ? De ce côté-ci de la frontière linguistique, on redoute une sécu à deux vitesses, plus généreuse avec les nantis. On craint de mettre un doigt dans l’engrenage, d’ouvrir une brèche : céder sur les allocations familiales, puis sur les soins de santé et en matière d’assurance-chômage. Philippe Moureaux, le premier, a osé ramer à contre-courant. C’était au début du mois de janvier. Dans les colonnes du Vif/L’Express, le vice-président du PS avait imaginé qu’au sein d’une enveloppe fixe d’allocations familiales,  » les Régions pourraient opérer certains choix spécifiques. Aider davantage le premier enfant, le second ou les grandes familles, par exemple « . Les Wallons et les Bruxellois seraient assurés de toucher les mêmes allocations qu’aujourd’hui. Les Flamands pourraient recevoir un peu plus, puisqu’ils ont les moyens de leur politique.

On chuchote qu’au sein du groupe Octopus, Philippe Moureaux et l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V) défendent la même vision. Les deux hommes se connaissent bien : ils sont les principaux artisans des réformes institutionnelles des années 1990. On imagine le coup politique qu’ont en tête ces sauveurs de la Nation. Obtenir une ouverture francophone dans la sécu, qui plus est dans le secteur des familles, serait perçu comme une victoire symbolique pour les chrétiens du CD&V, le parti d’Yves Leterme. De quoi calmer la pression flamande, anticipe-t-on dans certains cénacles francophones. Après tout, les allocations familiales servent avant tout à fournir des revenus complémentaires. Elles ne constituent pas une assurance contre un quelconque risque. En ça, elles sont une branche marginale de la sécu. Elles pourraient même en être extraites, entend-on parfois.

 » Il y a des demandes flamandes qui déstabiliseraient le fédéralisme belge, commente le Pr. Robert Deschamps (Facultés Notre-Dame de la Paix, à Namur), un des sherpas des partis francophones. Scinder les soins de santé, les allocations de chômage et les pensions, renoncer à des cotisations fédérales, tout cela serait extrêmement dangereux. Je ne crois pas qu’autoriser les Régions à avoir leur propre politique familiale comporterait le même danger.  » L’économiste Etienne de Callataÿ (Banque Degroof) est plus affirmatif encore. Ancien chef de cabinet de Jean-Luc Dehaene et de l’éphémère ministre des Finances Jean-Jacques Viseur (CDH), il est, comme Deschamps, l’un des coauteurs du livre publié par Bea Cantillon :  » La Flandre a toute latitude pour poser du marbre dans ses crèches. Mais elle ne peut pas aider ses familles. Il est compréhensible qu’elle veuille utiliser de manière intelligente ses propres deniers. Il ne s’agit pas d’un engrenage. On a pensé la même chose quand le Nord a décidé en solo d’offrir une assurance-dépendance aux seuls Flamands âgés : la sécu n’a pas explosé pour autant…  » Tout fédéralisme adulte implique de faire confiance au partenaire, estime Etienne de Callataÿ. Les temps sont-ils mûrs ? Les francophones doivent-ils cesser de prêter aux Flamands des intentions séparatistes ?  » On aimerait quand même connaître l’argumentaire complet des partis flamands. Pourquoi, au juste, veulent-ils donner des compléments d’allocations familiales ? » Quant aux partis francophones, prisonniers d’une grille de lecture essentiellement communautaire des questions sociales, ils feraient bien d’étoffer leur réflexion. Ils ont peur des réformes.  » Au lieu d’apparaître conservateurs ou timorés, les francophones auraient dû prendre les Flamands à contre-pied, juge le Pr Pierre Pestieau (Université de Liège). Il aurait fallu indiquer les mesures qui sont bonnes à prendre. Aujourd’hui, on sent que la digue va céder. Mais y a-t-il une vision, un système ? « 

(1) Réflexions sur le fédéralisme social. Editions Acco Leuven, mars 2008. Auteurs : Filip Abraham, Bea Cantillon, Etienne de Callataÿ, Robert Deschamps ; Erik Schokkaert, Bruno Van der Linden et Paul Van Rompuy.

Philippe Engels

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