» Se dire un black wallon ne va pas encore de soi « 

Hassan Bousetta se voit mal sous les traits d’un chercheur ou d’un sénateur wallon :  » Etre Belge a été le produit d’un combat.  » Le nationalisme flamand de droite n’inspire rien de bon à l’élu PS, surtout quand il veut s’en prendre aux libertés héritées de Mai 68.

Le Vif/L’Express : La gauche, en ce moment, ça va fort ?

Hassan Bousetta : Depuis le tournant des années 1980 et l’émergence du courant Margaret Thatcher-Ronald Reagan, un discours extrêmement offensif s’est développé sur la dérégulation, le recul de l’influence de l’Etat. On a eu le sentiment d’une gauche en retrait par rapport à ce discours, à fortiori à côté des tentatives de certains, je pense à Tony Blair [NDLR : ancien Premier ministre anglais], de développer une troisième voie. Cela a créé un peu de confusion dans le message.

La gauche joue en défense…

La nécessité de la gauche est toujours aussi importante dans toutes les matières redistributives : la répartition des richesses, de la croissance. Mais elle est aussi nécessaire sur d’autres terrains, liés à la reconnaissance des groupes minoritaires : les femmes, les minorités sexuelles, les personnes issues de l’immigration, les personnes handicapées.

Le moteur est libéral, les amortisseurs sont socialistes : n’est-ce pas comme cela que roule le monde ?

[Sourire]… L’image est un peu difficile à accepter. Il faut aussi dénoncer le système économique qui produit de telles inégalités. En 1981, François Mitterrand disait :  » Etre socialiste, c’est d’abord être anticapitaliste.  » Bon, le discours est un peu passé mais l’idée, sur le plan doctrinal, reste pertinente. La question de la sortie du capitalisme va d’ailleurs se poser. Notamment en matière d’environnement, dans la perspective de la limite des ressources naturelles.

Socialiste – anticapitaliste : un petit côté ringard ?

Je viens de la région liégeoise, je sais toute l’importance que représente l’économie sociale publique. Pour reprendre la formule :  » Le service public, c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas.  » Un parcours comme le mien aurait été impensable sans l’intervention d’un Etat, d’un service public, qui permet aux gens de bénéficier d’une forme d’ascension sociale en leur assurant, à tous les étages de la vie, une certaine égalisation des conditions de vie. Dans un contexte anglo-saxon, je n’aurais pas pu aller à l’université, encore moins y enseigner. Il était difficile aussi d’imaginer que mes parents aient pu obtenir un logement social. Tout cela est possible en Belgique. Je ne revendique pas un égalitarisme formel et absolu, mais l’Etat a un rôle de régulateur à jouer.

Il se fait discret à l’échelle internationale. Le ministre des Finances MR, Didier Reynders, confiait un jour au Vif /L’Express se sentir un peu seul dans la traque à la spéculation sur le plan européen :  » J’attends la gauche… « 

Un autre socialiste liégeois, André Cools, disait :  » Le parti, c’est le parti. Le gouvernement, c’est le gouvernement.  » Que certains leaders socialistes européens, dans les instances où siège Didier Reynders, adoptent des attitudes pragmatiques, cela n’engage pas la doctrine des partis socialistes. Que les chefs de file de gouvernement s’engagent dans des solutions dictées par les marchés relève de leurs responsabilités de gestionnaire.

Le socialisme gestionnaire, le seul socialisme encore possible ?

Je n’ai pas de difficultés avec cela. Cela n’exclut pas de tenir une réflexion de gauche dans les forums alternatifs. On peut fort bien fixer la doctrine et rentrer dans des compromis historiques. Le PS le fait depuis 125 ans !

 » Sans nous, ce serait pire  » : est-ce la recette de la longévité exceptionnelle du PS au pouvoir, sans interruption depuis 1988 ?

Cela se dit, mais c’est évidemment tout à fait insuffisant. Il faut maintenir une Sécu forte, un service public fort dans l’énergie ou le milieu hospitalier. Mais il faut aussi envisager tous les enjeux non matériels. Le PS pourrait exiger bien davantage, mais dans un monde idéal…. L’exception électorale du PS est probablement liée à sa capacité à garder à la fois le cap sur la dimension sociale et morale de la gauche. A maintenir les deux agendas : le volet redistributif et les choix de vie.

La Wallonie finirait par passer en Europe pour  » une réserve d’Indiens  » dominée par un PS taxé, par la droite, de collectiviste et carrément d’extrême gauche. Vous prenez cela pour un compliment ?

Non. Je ne pense pas que nous soyons d’extrême gauche. La social-démocratie européenne évolue vers le centre, voire le centre-droit, mais le PS maintient une position beaucoup plus à gauche que ses partenaires européens.

En près d’un quart de siècle aux affaires, le PS n’y a-t-il pas perdu son âme ?

Non, justement. La grande force d’Elio Di Rupo a été de maintenir une activité de réflexion au sein du parti, tout en restant au pouvoir.

Une cure d’opposition permet de se ressourcer, de retrouver sa fraîcheur. Le PS n’en manque pas ?

Aller dans l’opposition pour retravailler sa doctrine peut être une bonne perspective aux yeux de certains. Mais dans le contexte actuel, ce choix serait une très mauvaise chose pour les citoyens.

On en revient :  » Sans nous, ce sera pire.  » Le PS est partant pour une nouvelle austérité ?

Mais on n’est pas dans un schéma d’austérité. Ni dans l’idée de sabrer dans les dépenses publiques, ni de remettre en cause les acquis de la Sécurité sociale. Il s’agira d’une gestion sérieuse, difficile. Il faut un assainissement des finances publiques équilibré, sans empêcher la croissance de l’économie. En évitant toutes les mesures qui pourraient avoir un impact sur le pouvoir d’achat des ménages et des travailleurs. Ce sont les choix posés par la note du formateur Di Rupo, et soutenus par le PS.

Et vous croyez sérieusement trouver de la sorte les 22 milliards d’euros nécessaires à l’équilibre budgétaire d’ici 2015 ? N’êtes-vous pas en train de tromper les gens ?

Non. Assainir en prenant des mesures contre les salaires, ce serait toucher à la croissance.

Fin juin, le Premier ministre Yves Leterme (CD&V) et le ministre des Finances Didier Reynders se sont rendus à Londres pour rassurer les agences de notation sur la situation financière de la Belgique. Des membres d’un gouvernement qui vont rendre des comptes à des traders : c’est ça, la leçon tirée de la crise financière de 2008 ?

En soi, je ne suis pas choqué de voir des hommes politiques s’entretenir avec des responsables de marchés financiers ou d’agences de notation. Mais dans le contexte actuel, cela paraît une façon d’inverser l’ordre des priorités. Cela renforce l’idée que les Etats sont complètement sous la coupe des injonctions du marché.

Ce n’est qu’une impression ?

Nous sommes fortement vulnérables, vu l’absence, mais apparente seulement, de gouvernement.

Un ministre socialiste aurait-il pu effectuer ce genre de déplacement ?

Cela aurait été catastrophique en termes d’image ! Là, on se serait retrouvé dans une position de grand écart vis-à-vis des positions doctrinales du PS. Il faut un minimum de cohérence par rapport aux compromis conclus.

Il arrive aussi à Elio Di Rupo, président du PS, de prendre les agences de notations pour référence quand il s’agit de souligner la gravité de la crise politique. Où est la cohérence de se référer à des organismes que l’on fustige par ailleurs pour leur manque de crédit ?

Le principe de l’agence de notation ne me dérange pas en soi. Ces agences sont là pour estimer la fiabilité des acteurs économiques : entreprises, Etats. Ce ne sont pas les agences de notation qui ont creusé les déficits publics dans les années 1980, ou qui ont maquillé les comptes comme l’ont fait des entreprises ou la Grèce. Ce qu’il faut naturellement, c’est une agence européenne publique de notation.

 » Indignez-vous ! « , qu’ils disaient. Et puis quoi ?

L’Europe, dont la Belgique, a connu le mouvement des Indignés [NDLR : mouvement citoyen de soutien à l’action protestataire des Espagnols]. Dans ma commune, Liège, certains d’entre eux sont venus voir le bourgmestre pour lui demander de dénoncer la spéculation internationale sur laquelle il n’avait pas de prise… Certains analystes de gauche ont dit : voilà typiquement la mobilisation politisée qui rate sa cible, sans mesures précises. Je serais moins sévère qu’eux : le mouvement des Indignés se situe davantage dans la continuité des altermondialistes. Il faut des relais pour que les revendications percolent dans les partis. Quand Attac s’est manifesté avec la taxe Tobin [NDLR, taxe sur les transactions financières], les cercles gouvernementaux ont souri gentiment. Aujourd’hui, les libéraux montent à la tribune pour dire qu’ils l’ont toujours défendue…

Une certaine droite veut en finir avec Mai 68. On en est encore là ?

Ce discours m’inquiète beaucoup. Remettre en cause Mai 68, c’est remettre en cause la libération d’une société qui était dominée par un Etat moralisateur. Je ne suis pas étonné que Bart De Wever ait récemment déclaré son admiration pour Nicolas Sarkozy. L’idéologie libérale s’impose presque sous les habits de l’évidence, elle a remporté un grand nombre de victoires et en gagnera probablement encore dans les années qui viennent, notamment sur le plan sécuritaire. Or, la droite n’a pas d’idées structurées sur la société de demain. Des réformes ? Fort bien. Mais lesquelles ? Construire plus de prisons ou renvoyer les détenus étrangers chez eux pour lutter contre la surpopulation carcérale ? Protéger la villa et la BMW du Flamand qui réussit ? Est-ce cela une vision ? C’est une façon de se rassurer à bon compte. Derrière cette remise en cause de la libération de Mai 68, surgit l’idée de protection. Que l’on retrouve précisément dans le nationalisme flamand, porté par la volonté de se refermer, de se réapproprier un territoire. C’est typique.

N’y a-t-il pas de nationalisme acceptable ?

Je suis né en Flandre, j’ai grandi en Wallonie, j’ai travaillé aux Pays-Bas, j’ai étudié dans des universités flamande et anglaise, je suis revenu dans une université wallonne au bout de dix ans de travaux de recherche. Je suis parti en tant qu’étranger, avec une carte d’identité jaune. Certains, qui veulent se défaire aujourd’hui de la Belgique, oublient que pour un grand nombre, être Belge a été le produit d’un combat. On a beaucoup progressé sur la voie de la pluralisation de l’identité belge.

Cela vaut aussi pour l’identité wallonne ?

Dire aujourd’hui que je suis un chercheur, un enseignant ou un sénateur wallon, cela ne colle pas. Or, en quoi est-ce faux ? Alors que l’identité bruxelloise est très pluralisée, se dire  » black  » wallon a-t-il un sens ? Culturellement, cela ne va pas encore de soi. Pourtant, politiquement, il n’y a aucune réticence : est Wallon tout qui vit en Wallonie. Mais il y a l’ordre légal et l’ordre socialement acceptable.

Quand on a le c£ur à gauche, se doit-on d’accueillir toute la misère du monde ?

Ah, cette phrase de Michel Rocard [NDLR : ancien Premier ministre français], en 1990 !  » On ne peut accueillir toute la misère du monde mais on doit en assurer sa juste part  » : affirmation totalement erronée, naturellement ! Primo : seule une minorité de l’immigration se dirige vers les pays développés. Secundo : ceux qui bougent à l’échelle de la planète, soit 2 à 3 % de la population mondiale, ne sont pas les plus pauvres. Les statistiques de l’Office des étrangers le montrent : les plus mobiles à venir en Belgique n’émanent pas du Liberia ou du Niger, mais sont surtout des Russes, des Chinois, des Indiens, des Brésiliens. Des pays émergents, comme par hasard. Il faut déjà un certain capital pour immigrer.

N’accueillir que les plus rentables pour notre société : question de bon sens ?

C’est le discours classique des libéraux, resté inchangé depuis l’après-guerre. L’étranger est considéré pour sa seule dimension économique, l’immigration ne doit servir qu’à privatiser au maximum les bénéfices des entreprises en leur fournissant la main-d’£uvre réclamée. Alors que les coûts sociaux et éducatifs sont collectivisés. C’est une vision très américaine, à la limite dénigrante, de l’immigration. Moi, je préfère voir l’étranger en tant qu’être humain. Une phrase résume bien cela :  » Dans l’après-guerre, on a voulu des bras, ce sont des hommes qui sont venus. « 

Tout au long de l’été, Le Vif/L’Express invite des personnalités politiques francophones de tous horizons à livrer le fond de leur pensée sur de grands enjeux de notre société. Une occasion pour eux de prendre un peu de recul par rapport aux turbulences de l’actualité, sans pour autant la perdre totalement de vue dans leurs confidences.

PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE HAVAUX

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