Sainte Catherine M.

Baptiste Liger

On la savait libertine depuis qu’elle avait dévoilé sa Vie sexuelle, on la découvre malade de jalousie dans Jour de souffrance. Vraie timide ou diva ambitieuse, qui est Catherine Millet, derrière l’icône célébrée par les médias ?

« Catherine Millet est une vraie pudique.  » Enfin, c’est son mari, Jacques Henric, qui le dit. Mais faut-il le croire, sachant qu’il l’a exhibée dans Légendes de Catherine M., à travers une trentaine de photos dénudées au bon goût discutable ? L’un de ces clichés osés (pris il y a une trentaine d’années), dévoilant son sein droit, se retrouvait récemment à la Une d’un hebdomadaire, à l’occasion de la parution du très beau Jour de souffrance, le nouveau récit de Catherine M. Un roman où elle raconte non plus ses ébats compulsifs et panachés, mais son expérience deà la jalousie. Voilà qui semble paradoxal, la pratique du libertinage post-soixante-huitard paraissant aux antipodes des contrariétés conjugales pour vaudeville bon marché. Et pourtant, cette femme libérée – aujourd’hui âgée de 60 ans, à l’air plutôt sage – supporte mal de savoir son compagnon dans d’autres bras, dans d’autres corps. C’est physique. Mais, après tout, la civilisation n’est-elle pas fondée sur des paradoxes sexuels, à l’image de l’opposition  » maman-putain  » ?

Cette ambiguïté, Catherine Millet (prononcez  » Mi-let « ) l’a comprise dès l’adolescence, lorsqu’elle a surpris sa mère embrassant son amant – surnommé par son frère et elle  » Papy  » – sur le seuil de l’appartement familial. Ce qui la choqua n’était pas tant de savoir que sa génitrice (qui se suicida un peu plus tard) allait voir ailleurs – visiblement, son père en faisait autant – que d’être renvoyée à ses propres pulsions. C’est un professeur de mathématiques, poète à ses heures, qui en fit les frais. Il n’en fallait pas plus pour que la midinette – que Millet, au fond, n’a jamais cessé d’être – accessoirement écrivaine en herbe, tombe amoureuse.  » Ce fut le premier à qui j’ai montré mes textes, se souvient-elle. Déjà à l’époque, les écrits et ma vie sentimentale étaient intimement mêlésà  » Dès son plus jeune âge, la gamine de la banlieue Ouest de Paris avait dévoré les livres qui lui étaient tombés sous la main, passant de la Comtesse de Ségur à Balzac. Son personnage préféré de La Comédie humaine ?  » Lucien de Rubempré. Mais mon modèle, c’est Françoise Sagan. Elle m’a appris que la littérature n’était pas seulement une affaire de belles histoires et de belles écritures, mais un mode de vie, un moyen de s’extraire de son milieu d’origine.  » Si l’enseignant repoussa ses avances, il présenta néanmoins à Catherine sa clique de prosateurs amateurs. Et notre ambitieuse, à peine majeure, se trouva propulsée dans les cercles littéraires qui la faisaient rêver, entre le Tel quel de Sollers et Les Lettres françaises d’Aragon (qui lui confia une chronique). Elle en était, maintenant. Et elle n’était pas près d’en être délogée.

Personne n’ose dire du mal de Catherine M.

L’an dernier, elle a fêté ses trente-cinq ans à la tête d’Art press, revue qu’elle a fondée en 1972 avec son compagnon d’alors, le galeriste Daniel Templon (reconnaissable sous le nom de  » Claude  » dans Jour de souffrance), et son futur époux, l’écrivain Jacques Henric. Lorsque la jeune critique d’art a rencontré ce dernier, au tout début des années 1970, il n’avait guère le profil dont rêvait cette Rastignac en jupons : enseignant en Champagne-Ardenne, de dix ans son aîné, communiste de surcroît. Pourtant, plus de trente ans plus tard, malgré des infidélités qui, à leurs yeux, n’en étaient même pas, le couple a tenu bon.

Pendant que Catherine passe de conférence de rédaction en exposition – elle préfère éviter les vernissages – avant de rentrer prendre son thé de 18 heures, Jacques fait les courses et les tâches ménagères –  » Là, je viens de finir les confitures « , nous confie-t-il. Le duo fonctionne en fait un peu comme une PME. Quand madame sort La Vie sexuelle de Catherine M., monsieur fait paraître l’album Légendes de Catherine M., puis Comme si notre amour était une ordure, appendice au best-seller de sa femme, laquelle répond aujourd’hui avec Jour de souffrance !

A eux deux, ils jouent les gardiens du Temple de l’esprit originel de leur revue, qui a vu se succéder plusieurs générations de rédacteurs, pour certains aujourd’hui à la tête d’établissements renommés. Dans le milieu de la création contemporaine, Art press s’est imposé comme une référence incontournable – y compris dans les bureaux du ministère de la Culture. L’esprit de contre-culture des débuts se serait-il  » officialisé  » ? Certains s’en offusquent, comme ce critique d’art d’un mensuel :  » C’est une institution poussiéreuse. Passons sur la maquette. Les textes sont ennuyeux à 80 %, avec une propension à soutenir des artistes donnant dans un pathos psychologisant d’arrière-garde.  » Il ajoute :  » Mais personne ne vous dira de mal de Catherine Millet, de peur de se « griller » avec Art press. Cela équivaudrait à une excommunication !  » Au-delà du coup de griffe, le vocable religieux plaira certainement à l’auteur de Jour de souffrance, grande admiratrice de Bernanos et des missels à tranche doréeà

Si  » sainte Catherine  » s’occupe de l’art, Jacques, lui, se charge de la partie Livres du magazine.  » Ma compagne lit peu, souligne Henric, et essentiellement des auteurs classiques.  » Justement, dans la dernière livraison d’Art press, Jour de souffrance, dont l’écriture, sobre et élégante, rappelle davantage les libertins du xviiie que les expérimentations post-Nouveau Roman soutenues par le journal, est à l’honneur sur trois pages. L’auteur – et néanmoins directrice de la rédaction – se défend :  » Notez que je ne me suis pas mise en ouverture du cahier ! Certains font bien pire, parmi nos confrèresà  » On s’étonne également du traitement, systématiquement bienveillant, réservé dans les mêmes pages Livres, à toute la collection Fiction & Cie du Seuil, fondée par Denis Roche. Petit détail : ce vieil ami du couple – leur voisin ! – n’est autre que l’éditeur qui commanda à Catherine Millet, à la fin des années 1990, un texte sur sa sexualité, devenu le best-seller que l’on sait (700 000 exemplaires en France, et traduit dans près de 40 langues).  » C’est vrai, j’ai gagné un peu plus d’argent avec La Vie sexuelleà qu’avec mes livres sur l’art « , reconnaît-elle. Un peu gênée. Et si on tenait là le seul vrai tabou de Catherine M. ?

Jour de souffrance, par Catherine Millet. Flammarion, 268 p.

Baptiste Liger

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