Sa vie et rien d’autre

Poursuivi par la justice américaine, le cinéaste sort The Ghost Writer dans un climat polémique. Depuis toujours, il préfère s’expliquer à travers son ouvre que devant un micro. Décryptage.

Un vent à décorner les b£ufs souffle sur une des maisons isolées d’une île de la Nouvelle-Angleterre. Un jardinier s’échine à balayer les feuilles qui volent en tous sens. Parce que l’effort est absurde, la scène est drôle. Digne, même, d’un film de Jacques Tati. Il s’agit pourtant d’une séquence tirée de The Ghost Writer, un thriller de Roman Polanski qui plonge dans une sombre histoire le nègre chargé d’écrire les Mémoires d’un ancien Premier ministre britannique soupçonné de crimes de guerre.

Et le jardinier, dans tout cela ? Il est anecdotique. Mais il incarne, à lui tout seul, l’univers de Roman Polanski, adepte de ces singulières et fugaces parenthèses qui en disent parfois plus long sur le propos de l’auteur que les ressorts dramatiques du film. Comme d’habitude, le cinéaste parle de l’incongruité d’un monde qui ne tourne pas rond. Où survivre est affaire de volonté. Et garder la raison, mission quasi impossible. Comme d’habitude, il parle aussi de lui. Mais, cette fois, avec un don qui frise la prescience.  » Son meilleur film sur l’enfermement sort en salle alors que lui-même est astreint à résidence dans son chalet, à Gstaad [Suisse] « , constate Alain Sarde, son producteur et ami depuis trente-sept ans.

Faut-il le rappeler ? Polanski, arrêté par la police helvétique le 26 septembre 2009 et dans l’attente d’une éventuelle extradition aux Etats-Unis, où il doit être jugé pour un détournement de mineure commis en 1977, a interdiction de sortir de chez lui. L’affaire divise les intellectuels, s’immisce dans les débats politiques et affole Internet. Un climat sulfureux auquel le réalisateur est habitué. Car, depuis cinquante-cinq ans, il en va ainsi de la vie et de l’£uvre de Roman Polanski : intrinsèquement liées, pour le meilleur et pour le pire.

Il préfère l’ambiguïtéà l’irrévocable

La première fois qu’il met son £il derrière une caméra, en 1955, c’est pour raconter la tentative d’assassinat dont, adolescent, il a été victime : sous prétexte de lui acheter son vélo de course, un jeune type l’entraîne dans un bunker et lui fracasse la tête avant de le dévaliser. Le court-métrage, intitulé La Bicyclette, a été égaré par le laboratoire. Polanski enchaîne avec Meurtre, trois plans muets où un inconnu s’introduit dans une chambre et poignarde un homme endormi. Véritable première £uvre du cinéaste, elle affiche la concision dont il fera preuve par la suite, mais aussi, et surtout, la conviction que l’homme est capable de tout. Sans pour autant le condamner. Bien au contraire. Polanski préfère l’ambiguïté à l’irrévocable.  » Il est au mieux de sa forme quand l’histoire évolue en eaux troubles, sans que les marges du bien et du mal soient clairement définies « , avoue Didier Lavergne, maquilleur sur tous les films de Polanski depuis Le Locataire.

Cette défiance à l’égard de ses congénères vient de loin. De 1943, exactement. Date à laquelle ses parents sont déportés par les nazis tandis que lui s’échappe, à 10 ans, du ghetto de Cracovie, en Pologne. De cette  » cavale  » à travers la campagne polonaise il gardera une appréhension certaine envers ces gens aperçus au détour d’un village – et d’une vie. Ennemis ou amis ? Ici, l’auto-stoppeur qui agite ses bras au bout d’une route dans Le Couteau dans l’eau (1962), là, des naufragés au milieu de l’océan au début de Pirates (1986), ailleurs un pasteur à cheval qui se rapproche lentement du premier plan au début de Tess (1979). Interprétation balayée par Polanski, qui réfute toute analyse de son £uvre. On insisterait volontiers avec l’intéressé, mais il est avare d’interviews – a fortiori aujourd’hui.  » Sa position est simple, explique Robert Benmussa, producteur de The Ghost Writer, et il l’exprime clairement : « Ou la presse veut parler de moi, et cela ne m’intéresse pas, ou elle veut que je parle du film, et j’ai tout mis dedans. »  » CQFD.

Pour connaître la vie de Roman Polanski, il suffit de lire son autobiographie, Roman, parue en 1984. Il y raconte ses drames, ses bonheurs, sa carrière. Les faits, rien que les faits. Pour comprendre la vie de Roman Polanski, il suffit de voir ses films. A commencer, logiquement, par ses trois premiers longs-métrages : Le Couteau dans l’eau (1962), Répulsion (1965) et Cul-de-sac (1966). Ils contiennent tous les trois ses thèmes : claustration, paranoïa, adversité, humourà Car, oui, répétons-le encore et encore, Polanski est drôle. Et, chez lui, l’humour n’a rien à voir avec une quelconque politesse du désespoir. Au contraire. Il cultiverait plutôt une joyeuse ironie et une fantaisie féroce.  » Son sens de la dérision est une armure qui lui permet de traverser les moments difficiles « , reconnaît Hervé de Luze, son monteur attitré depuis Tess.

C’est donc tout naturellement que Polanski décide de verser dans la franche comédie avec ce qu’il croit être son passeport pour Hollywood : Le Bal des vampires (1967). Mis à l’écart du montage final de la version américaine, Polanski voit son film massacré par un producteur inconséquent. Le Bal des vampires est un bide aux Etats-Unis quand, dans le reste du monde, sorti dans la version de Polanski, il conquiert tous les publics. Ironie (!) de l’histoire, c’est ce même producteur, Martin Ransohoff, qui a engagé pour le rôle principal féminin, et malgré les réticences du cinéaste, une starlette nommée Sharon Tate. On connaît la suite.

Trop souvent déformée, elle mérite néanmoins d’être racontée. Le metteur en scène épouse la comédienne en janvier 1968, avant de rencontrer, à la fin de l’année, un triomphe avec Rosemary’s Baby, huis clos angoissant où Mia Farrow est aux prises avec une secte satanique. Un an et demi plus tard, Sharon Tate, enceinte de plus de huit mois, est sauvagement assassinée par Charles Manson dans une villa désormais occupée par Polanski (retenu, le soir du drame, en Angleterre), sa femme et quelques amis, dont l’ex-amoureux de son épouse. La présence de ce dernier et les inscriptions sataniques griffonnées sur les murs par la bande de Manson déclenchent une curée médiatique. Polanski, qui connaît une renommée internationale grâce à Rosemary’s Baby, passe pour un dépravé démoniaque. L’amalgame est odieux. Polanski est furieux. Sa colère l’empêche d’ailleurs de ne pas s’écrouler.

Face à la tragédie

De toute façon, rien ne peut l’abattre. Du côté des camps de concentration. Sur le tournage de Macbeth (1971), quand il barbouille de sang le visage d’une gamine qui, innocemment, lui dit son prénom –  » Sharon  » – il encaisse mais reste de marbre. Comme il résistera à l’abandon de nombreux projets : Papillon, avec Warren Beatty, The Double, avec John Travolta, une adaptation du Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov, ou encore, plus récemment, Pompéi, d’après le roman de Robert Harris, auteur de The Ghost Writer.  » C’est surtout la fin de mon livre qui l’intéressait, se souvient l’écrivain : la disparition soudaine de toute une civilisation.  » Polanski, tel un entomologiste devant une fourmilière en déroute, est passionné par le comportement de l’être humain face à la tragédie. Le cinéaste, éprouvé plus souvent qu’à son tour, sait de quoi il parle. Il attendra pourtant 2002 pour aborder de front son trauma originel.  » Parce qu’il ne raconte jamais sa vie, il a refusé La Liste de Schindler, que lui proposait Steven Spielberg, explique Robert Benmussa. Trop proche de lui. Le Pianiste, c’est la survie de Wladyslaw Szpilman dans le ghetto de Varsovie, à travers qui il a projeté ses souvenirs. « 

L’artiste est pudique. Obsessionnellement pudique. N’aspirant qu’à une chose : qu’on lui foute la paix ! Une démarche artistique autant qu’une façon de vivre. Vue notamment dans Le Locataire, dont il est lui-même l’acteur (!). Pour Isabelle Adjani, l’héroïne féminine, c’était même le sujet du film :  » A travers ce personnage de persécuté, Roman décrit les extrémités vers lesquelles peut aller un homme à qui on refuse une vie tranquille.  » Cet état d’esprit pourrait prêter à sourire. Pauvre artiste torturé qui aspire à un peu de sérénitéà Sauf que Polanski n’a connu l’apaisement qu’en 1989, quand Emmanuelle Seigner, après avoir joué dans Frantic, l’épouse puis lui donne deux enfants.

Mais, décidément, l’homme semble n’être que le locataire de sa propre vie, pour reprendre le thème du film. Le réalisateur a supervisé le montage final de The Ghost Writer de sa cellule, et en suit aujourd’hui l’accueil de son chalet. Vilipendé par les uns, adoré par les autres, Roman Polanski, 76 ans, n’est toujours pas brisé. Comme le souligne Alain Sarde :  » Grâce à une force de caractère phénoménale, il s’adapte.  » En attendant, il peut dormir avec le sentiment du devoir accompli : Prix de la mise en scène à Berlin, The Ghost Writer brasse les enjeux de toute une £uvre. Et donc de sa vie.

The Ghost Writer, de Roman Polanski. Le 24 mars.

Christophe carrière

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