© V. Tony Hauser

Rufussime

Orchestralement grandiose, blindé de mélodies pimpantes, interprété d’un acrobatique timbre pop-opéra, le nouvel album de Rufus Wainwright est simplement brillant.

A l’écoute d’ Unfollow The Rules (ne suivez pas les règles) (1), on se demande quel genre de lait a bien pu bien se trouver dans le biberon de bébé Rufus, né le 22 juillet 1973 à Rhinebeck, communauté fleurie au nord de Manhattan. Si cette question reste jusqu’à ce jour sans réponse, on a deux-trois pistes sur les vitamines familiales. Maman, Kate McGarrigle (1946 – 2010), Canadienne de parents anglo-francophones, a accompli une fructueuse traversée de l’univers folk nord-américain, célébrée pour ses albums avec sa soeur Anna durant trois décennies et plus. Le papa américain, Loudon Wainwright III, 73 ans, fils d’un éditeur à Life Magazine et descendant du diplomate A. Loudon Snowden, est l’un des folkeux contemporains les plus respectés. Notamment pour ses comptines acerbes qui n’auront pas échappé au fils Rufus fréquentant, après l’adolescence, les classes de composition classique de la prestigieuse université McGill de Montréal.

La musique est une source de plaisir mais aussi une addiction que je ne peux pas réfréner.

Père et mère se séparent quand Rufus a 3 ans, ce qui n’empêche nullement ce dernier de flirter avec une précoce carrière : à 14 ans, le gamin décroche des récompenses canadiennes pour son morceau I’m A Runnin’ dans le film d’aventures Tommy Tricker And The Stamp Traveller. Plus signifiant, en 1991, Rufus fait son coming out gay, à la  » grande horreur  » de ses parents, particulièrement du pater Loudon. Lorsque paraît le premier album solo de Wainwright junior au printemps 1998, deux choses semblent évidentes : Rufus pratique des chansons et musiques sophistiquées, citant Verdi, abordant le sida, sans trop tenir compte des moyens engagés. A l’époque, son label de disque DreamWorks Records – monté par les puissants David Geffen, Steven Spielberg et Jeffrey Katzenberg – accepte de dépenser entre 700 000 et un million de dollars, selon les sources, pour régler les frais d’album d’un inconnu de 25 ans. Autres temps.

Unfollow The Rules et ses grandeurs orchestrales renvoient à Frank Sinatra et Judy Garland (ici au studio CBS, en 1944).
Unfollow The Rules et ses grandeurs orchestrales renvoient à Frank Sinatra et Judy Garland (ici au studio CBS, en 1944).© getty images

Cataplasme

Paris, 3 mars 2020. Bar de l’hôtel Prince de Galles, avenue George V. Le genre d’endroit ridiculement onéreux. Rufus s’est réfugié dans une pièce annexe aux drinks, boit de l’eau et nous reçoit en pantoufles baroques de Cendrillon barbu. Il est fatigué par sa journée de promo internationale mais pas seulement : alors que s’annonce son nouvel album, Unfollow The Rules, nous sommes aux prémices de la pandémie qui s’apprête à brouiller la planète. Le disque sera sans doute reporté. Il le sera dès lors que, dix jours plus tard, le lockdown gagne les continents. Le monde sera-t-il sauvé du corona- virus par la musique ? La question le fait sourire :  » J’ai plusieurs opinions différentes concernant ce virus, et la plupart d’entre elles sont positives. D’un côté, je pense que l’apparition du corona fait partie d’un processus naturel. Il y a toujours eu des moments dans l’histoire de l’humanité où les maladies s’insinuent, je crois qu’il faut l’accepter, quelles qu’en soient les conséquences. Et puis, en tant que gay, ayant grandi alors que l’épidémie du sida flambait, je dirais que ce virus a le mérite de ne pas être discriminatoire (sourire). Je vois aussi cela comme une opportu- nité de s’arrêter un instant, de ne plus voyager autant, de ralentir le monde, de diminuer la pollution, notamment en Chine. Je pense également – c’est une sorte de rêve – que cela pourrait abattre Trump dans ses prétentions politiques, sans que des millions d’Américains ne doivent mourir. Après tout, ce corona ne semble pas si létal. En tout cas jusqu’ici.Le seul aspect négatif serait l’annulation de ma prochaine tournée…  »

Quatre mois plus tard, le bilan est plus sanguinaire que celui entrevu début mars dernier. Et les concerts de Rufus ont été déplacés à l’automne et à 2021, sans date belge jusqu’ici. Cela dit, les douze titres d’ Unfollow The Rules fournissent un sérieux cataplasme émo- tionnel. Traitant de sujets aussi variés que la perte de proches, l’âge qui file et la paternité : en 2011, Rufus a en effet conçu une Viva Katherine avec Lorca Cohen, la fille de Leonard, autre branche d’une dynastie nord-américaine palpitant au-delà des genres et des décennies. L’enfant est élevée séparément et en bonne entente, par sa mère et son père avec le mari de celui-ci, l’Allemand administrateur d’institutions artistiques Jörn Weisbrodt, qui partage la vie de Rufus. Notamment à Berlin.

Judy & C°

Le neuvième disque de Wainwright est son plus brillant. Au sens où les grandeurs orchestrales qui renvoient à Frank Sinatra et Judy Garland – dont il fit un spectacle international, CD et DVD en 2006-2007 (2) – se teintent d’une flamboyante pop-music aux imparables mélodies. Nourrie de textes acerbes et un rien mélo, comme dans le premier morceau, aimablement titré Trouble In Paradise, où Rufus confirme être bien l’acteur principal de son propre théâtre. Que ne renierait pas Broadway dans ses outrances spectaculaires, coups de flashs et retournements boulevardiers. Avec cette voix qui a fait sa réputation : maniérée, grandiose, crooneuse, surdouée, ne rejetant aucun glamour tout en courtisant de mélancoliques profondeurs. D’une technicité vocale aisément supérieure aux normes de la pop contemporaine. Tout cela confiné en arrangements généreux où choeurs et puissances instrumentales dopent des chansons-matrices telles que Hatred, My Little You, Romantical Man et le divin Early Morning Madness.

Rufussime

A-t-on assez dit à quel point l’ensemble est brillant ? Oui mais la redite ne semble pas outrageuse puisqu’il s’agit déjà d’un des plus beaux disques de 2020. Dirait-on que la musique de Rufus, depuis ses débuts, est un virus positif ? Il en rit :  » Oui… J’aimerais que ma musique participe au processus inhérent à la vie et oui, j’ai reçu de nombreuses appréciations de gens me disant que c’était bien le cas. La musique est une source de plaisir mais aussi une addiction que je ne peux pas réfréner. Les chansons de ce disque explorent une sorte de futur qui pourrait être sinistre : ce que j’écrivais il y a quelques mois est occupé à se réaliser maintenant…  »

J’ai dû éviter que ma vie ne soit engloutie par la carrière de mes parents. Tout en gardant une certaine idée du romantisme du XIXe siècle…

Opéra

Rufus est l’un des très rares chanteurs à avoir franchi la haute barrière qui sépare la musique pop-popu du monde de l’opéra. Fasciné par le genre, ses décors, costards et narrations, l’Américano-Canadien produit consécutivement deux albums imprégnés de lyrique. Prima Donna en 2015 et Take All My Loves : 9 Shakespeare Sonnets, l’année suivante. Tous deux sur le suprême label Deutsche Grammophon. De toute évidence, ces expériences imprègnent Unfollow The Rules, donnant à l’album une autre géographie sonore. Explication :  » En fréquentant cette planète opéra, j’ai eu l’impression que ma naïveté naturelle et ma conception hautement romantique de la musique, avaient été détruits par ce milieu. Ne me comprenez pas mal : j’adore cette musique mais son univers est d’une brutalité et d’une sévérité encore supérieures à celui du pop-rock. Au début, cette confrontation a été très destructrice parce que l’opéra n’aime pas les intruders, et pas trop non plus le sens des mélodies, le charme. Le genre reste très académique, très intellectuel.  »

Rufussime

En équilibre entre deux sièges, Rufus suit d’abord son désir de composition, intégrant ou pas les fantômes lyriques, ne battant pas en retraite devant les sceptiques. Au contraire, il nourrit son approche de sources multiples. On évoque alors Gainsbourg – Wainwright parle bien français et connaît le répertoire historique de l’Hexagone – et des velléités entre art mineur et art majeur.  » Le fait d’écrire un opéra signifie avoir une immense confiance en soi, et tellement de travail, y compris celui de devoir affronter la critique internationale. Quand j’ai vu la première de Prima Donna à Manchester, que je n’interprétais pas en scène, je suis venu saluer à la fin du spectacle. Et j’ai reçu une standing ovation. C’était psychotique (sic) mais je crois, finalement, que je retournerais volontiers dans cet enfer (il rit).  » Là, Rufus précise que son premier album (en 1998 ) et ce nouveau disque forment une boucle.  » C’est un cycle, je n’ai pas l’impression de devoir affirmer quoi que ce soit. Ici, j’ai aussi exploré l’univers de compositeurs comme Joni Mitchell, et ceux de toute la période sixties-seventies de Laurel Canyon. Je crois que vivre – en partie – aujourd’hui aux Etats-Unis me met au centre du problème, de la fièvre politique, et puis ma fille habite Los Angeles, où je suis également basé depuis quelques années.  »

Donc, Rufus engendre une musique synchro à sa vie. Gay mais père, Canado- Américain vivant en partie en Europe, pop mais opéra, célébré sans être forcément un énorme vendeur de disques, en-dehors du Canada et de la Grande- Bretagne.  » C’est dur de se donner une identité totalement définie, confie-t-il. Quand j’ai fait mon coming out, j’étais extrêmement jeune et cela a probablement été le pire moment pour se déclarer gay puisqu’on était en plein sida. Mes parents n’étaient pas particulièrement équipés pour y répondre. Mais cela m’a donné le sens de la survie, surtout dans une famille aussi compétitive (NDLR : sa soeur cadette Martha poursuit également une carrière musicale). J’ai dû éviter que ma vie ne soit engloutie par la carrière de mes parents. Tout en gardant une certaine idée du romantisme du xixe siècle…  » L’album produit par l’américain Mitchell Froom – qui a travaillé avec Bob Dylan, Paul McCartney et Randy Newman – ne rate pas son coche. Rufus nous emmène en voyage, sans masque, avec un plaisir d’écoute assuré de durer longtemps…

(1) Unfollow The Rules est distribué par Bertus.

(2) Rufus Does Judy At Carnegie Hall, sorti fin 2007, est un enregistrement live réalisé les 14 et 15 juin 2006, là où Judy Garland donna en avril 1961 un concert historique.

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