Ronde de nuit à Zeebruges

La fermeture du centre pour réfugiés de Sangatte, dans le nord de la France, n’a pas entraîné l’afflux redouté de clandestins sur la côte belge. Pourtant, d’Ostende à Zeebruges, des drames humains se répètent chaque jour. Enquête sur une population de l’ombre, en transit vers la Grande Bretagne

Pour atteindre le premier étage du  » Biker « , il faut d’abord contourner l’édifice en ruine et patauger dans la boue d’un fossé rempli de vieux roseaux. Puis piétiner la masse de détritus et de gravats qui jonche le premier étage, éviter des excréments humains, prendre garde à ne pas passer au travers de l’escalier vermoulu et faire fi d’une odeur obsédante de pourriture et de bois brûlé. Arrivé à l’étage, on se faufile entre les fils électriques, ballottés par les rafales de vent qui s’engouffrent par les châssis cassés. On entame un slalom entre les minces filets d’eau qui s’écoulent du toit éventré. On pénètre alors dans les  » chambres « . L’une est la poubelle officielle de cet ancien bistrot, abandonné depuis trois ans : des centaines de bouteilles et de boîtes de conserve s’y entassent et rendent l’accès impossible. Les deux autres abritent quelques matelas endommagés, des cartouches de gaz vides, des vêtements piétinés. Enfin, au pied d’un mur annoté d’inscriptions en arabe, ce vestige surréaliste : un parapluie d’enfant coloré de mille Mickey souriants.

Bienvenue au  » Biker  » ! Pour des milliers de voyageurs clandestins, ce cloaque constitue, avec une trentaine d’autres caches disséminées aux alentours du port de Zeebruges, une sorte d’antichambre avant la dernière étape de leur grand voyage : la traversée vers la Grande- Bretagne. Chassés par la misère ou la répression, des Asiatiques, mais aussi des Européens de l’Est et des Africains se terrent ici, l’espace de quelques heures ou de quelques jours, en attente du signal de leurs  » passeurs « . Hommes, femmes et enfants : tous sont obligés de passer par ces taudis, en échange de sommes faramineuses (environ 3 000 euros par personne, incluant plusieurs essais) payées aux réseaux internationaux. Au moment choisi, ils quittent leur tanière et se faufilent à pied vers le port, où ils tenteront de se glisser dans un camion, un conteneur, une cale, dans l’espoir d’atteindre la terre promise.

Ce soir-là, au  » Biker « , les hommes de la police de la navigation (SPN) de Zeebruges ne se font guère d’illusions.  » Les endroits comme ceux-ci sont surtout occupés pendant la journée, explique Mike De Preetere, inspecteur principal. Nous tentons de passer ici très souvent, à des fins de dissuasion. Si un clandestin est blessé ou trop faible, nous le prenons en charge et, si nécessaire, nous l’emmenons à l’hôpital Saint-Jean, à Bruges. Nous ne voulons pas nous lancer dans des chasses à l’homme. Ce qui nous intéresse, ce sont les passeurs, les trafiquants. Et ça, c’est un autre travail…  » De Preetere mène ses hommes à « la villa « , une autre  » safe-house  » distante d’à peine 200 mètres. Danger ! Dans l’ancien salon, un grand fût rouillé, entouré de sièges de voiture déguenillés, crache de longues flammes vers le plafond. Lambris, planchers, rambardes d’escalier : en cette fin d’automne, tous les objets en bois de l’ancienne villa ont été méthodiquement arrachés et jetés dans le brasero de fortune. Certains indices ne trompent pas : les clandestins et, peut-être, leur passeur viennent de lever le camp. Sur la plage de Zeebruges ou dans les installations portuaires, le  » jeu  » de cache-cache avec d’autres patrouilles va commencer. Comme chaque soir, ou presque.

Cette année, ils sont plus de 3 500 à avoir tenté de rejoindre leur terre promise par le « goulet » de Zeebruges, alors qu’ils n’étaient « que » 3 000 environ l’année précédente. Pour l’ensemble de la côte, 5 300 interpellations ont eu lieu, soit une augmentation de 10 % par rapport à 2001 et une montée en puissance de Zeebruges (dorénavant, 67 % des interpellations). Entre le 1er novembre et le 15 décembre, un millier de personnes ont été interpellées, dont une majorité de Kurdes irakiens, ou se présentant comme tels (environ 300), suivis par les Moldaves (près de 200), les Roumains (près de 100), les Afghans (une soixantaine) et un échantillon varié de ressortissants des pays d’ex-Europe de l’Est, d’Asie et quelques Africains. Mais ces chiffres doivent être tempérés. « Les migrants se livrent parfois à de très nombreuses tentatives et contribuent à gonfler artificiellement les statistiques, explique Mathieu Fischer, conseiller au cabinet de l’Intérieur. De plus, l’augmentation des contrôles fait exploser les chiffres sans que le phénomène soit nécessairement en augmentation significative. »

Le labyrinthe portuaire

Une chose est sûre: l’asile en Belgique n’intéresse pas les migrants. Tous rêvent de la Grande-Bretagne. Car, à leurs yeux, ses attraits sont multiples: existence de communautés asiatiques fortes et bien organisées, où ils pourront trouver un travail déclaré ou au noir, ainsi qu’un minimum de solidarité communautaire; absence de cartes d’identité; usage de la langue anglaise; image de tolérance et de société multiculturelle diffusée dans le monde entier par les émissions très écoutées de BBC World, etc. En outre, la Grande-Bretagne peut servir de sas avant le grand bond vers la destination par excellence des migrants: les Etats-Unis. Résultat: en 2002, plus de 100 000 personnes, enfants compris, ont débarqué sans prévenir. Le chiffre le plus élevé d’Europe!

Pour arriver à leurs fins, certains clandestins n’hésitent pas à embarquer sur des bateaux de plaisance (depuis Nieuport, Blankenberge, etc.). Mais, en raison de sa très grande taille (2590 hectares, soit cinq fois la taille d’Ostende) et du fourmillement de ses activités (32 millions de tonnes de marchandises par an, 40 mouvements de ferries par jour, le plus grand port européen d’exportation d’automobiles), Zeebruges constitue incontestablement le canal privilégié des migrants. En circulant sur la jetée ouest du port, on réalise à quel point le travail de surveillance à réaliser par la police et par les firmes de transport est difficile. Surmontés de gigantesques grues de chargement, les quais abritent des milliers de camions en attente. De véritables murs de conteneurs forment d’innombrables cachettes potentielles. Mais, alors qu’une myriade de spots très puissants jettent une lumière jaune sur ces terrains, des dizaines d’hectares en chantier, à côté, sont plongés dans l’obscurité la plus noire : des terrains privilégiés pour les goélands au repos, les lapins et… les clandestins.  » La police fédérale disposera bientôt d’un détecteur de présence humaine par CO2, explique Dirk Calemyn, le chef de la section SPN de Zeebruges. Les Britanniques, eux, vont nous prêter un scanner et un détecteur de battements de coeur. De plus, grâce à un récent renfort, nous sommes actuellement environ 200 au travail sur toute la côte. Près de 75 % de notre temps est consacré au problème du transit des clandestins. Mais, malgré tous ces efforts, il serait impossible de tout vérifier – chaque camion, chaque conteneur – sur les 7 terminaux  » à risques « . Sauf à entraîner la paralyse du port.

Ni menottes, ni cellule

A un moment de sa ronde, la radio de Mike crachote un message sans équivoque :  » Un groupe de clandestins dans les dunes, jetée ouest. Ils viennent de disparaître. Nous tentons de les intercepter.  » Mike allume son girophare et, en quelques minutes, rejoint ses hommes. Ceux-ci sont déjà à pied d’oeuvre dans les bouquets d’oyats battus par les vents. Devant le Résidence Palace, superbe bâtiment touristique, six hommes sont accroupis dans le sable, transis par le froid et la pluie mais visiblement bien chaussés et bien vêtus. Sans bagages, pour certains. En anglais, les policiers leur intiment l’ordre de se lever l’un après l’autre, d’écarter les bras, et ils passent à la fouille. Les armes ne sont pas sorties, mais la méfiance est de mise.  » Neuf fois sur dix, ce genre d’interpellation se passe très bien, commente De Preetere. C’est à se demander s’ils n’ont pas reçu des instructions précises de leurs passeurs : laissez-vous faire, vous serez bientôt libérés.  » Peignes, petits cutters ( » pour inciser les bâches « , explique un policier), médicaments, photos personnelles… Le  » butin  » découvert dans les sacs est anodin. Rien ne prouve que l’un d’eux est, peut-être, le passeur du groupe. En tout cas, leur mine à tous est déconfite, résignée, triste. Pour eux, le voyage n’est qu’interrompu. A la première occasion, ils recommenceront.

En effet, les policiers, après contact avec l’Office des étrangers, vont délivrer à la majorité d’entre eux un « ordre de quitter le territoire ». Mais quel territoire et pour aller où? Il leur est interdit de se rendre dans un autre pays de l' »espace Schengen », dont font partie les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg et la France… mais pas la Grande-Bretagne. En attendant, une fois emmenés au poste, les formalités commencent : photos anthropométriques, prises d’empreinte, auditions ou – le plus souvent – ébauches de conversations, etc. Dans le bureau des policiers, un empilement de caisses annotées en dit long sur le dépouillement matériel des clandestins (parfois des femmes enceintes ou avec des jeunes enfants) et… sur l’état d’esprit des policiers de Zeebruges :  » speculoos « ,  » Betterfood « ,  » jouets « ,  » langes « , etc.  » Pour nous, ces gens sont avant tout des victimes, explique Mike De Preetere. Pour cette raison, nous n’utilisons ni menottes ni cellules. Nous nous contentons de fermer les locaux à clé. Il faut comprendre : il y a parfois des enfants ici. Pourquoi les impressionner inutilement ? Leur voyage a déjà été assez éprouvant comme cela. « 

Autre signe d’humanité qui ne trompe pas : tous les deux mois, les policiers de Zeebruges se concertent avec la Croix-Rouge de Wingene, les services hospitaliers et les CPAS de la région, afin de tenter d’améliorer l’ordinaire des clandestins. « Grâce à ces initiatives, cinq lits d’hôpitaux sont disponibles en permanence pour les clandestins les plus fragiles, se réjouit Ria Vervaeke, collaboratrice au Centre provincial d’intégration de Flandre occidentale (CPI), à Roulers. Hélas, ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Conduites, à moitié épuisées, à l’hôpital Saint-Jean du CPAS de Bruges, les femmes disparaissent dans la nature après quelques heures. » Quant aux mineurs non accompagnés (un clandestin intercepté sur quatre), ils restent rarement plus de vingt quatre heures dans les centres de jeunesse (à peine 35 places disponibles en Flandre) où la police les emmène. Eux aussi ne rêvent que d’une chose : s’éclipser pour tenter une nouvelle traversée. « En fait, ces clandestins forment une population de l’ombre, que presque personne ne parvient à approcher plus de quelques heures, explique Philippe Mingels, du CPI. C’est comme si la province de Flandre occidentale, par sa situation géographique exceptionnelle, devait résoudre, à elle seule, les problèmes de toutes les populations déshéritées qui se heurtent à l’Europe forteresse. »

Grâce à l’équilibre savamment entretenu par la police de Zeebruges entre la répression des trafiquants et l’aide humanitaire aux migrants, la petite criminalité n’a pas augmenté dans la région portuaire. « Il faut continuer à combattre ce phénomène, insiste Mathieu Fischer, pour éviter de laisser libre cours au développement sur notre territoire d’une criminalité organisée qui génère des trafics en tout genre et peut conduire à la mort de migrants.Souvenez-vous des 58 Chinois morts étouffés, en 2000, dans un camion, à Zeebruges, et découverts à Douvres en juin 2000 … » Depuis, il y en a encore eu les 8 de Woxford, en Irlande, en décembre 2001, et un Roumain, tombé d’un navire au port de Zeebruges, ce mois-ci. A Jabbeke, un passeur qui fonçait en voiture sur une patrouille a été abattu par les policiers. Des marchandises sont éparpillées sur les parkings des autoroutes pour faire de la place aux migrants, des rixes éclatent parfois entre ceux-ci… Non, la Belgique n’est pas le chemin le plus tranquille vers l’Angleterre.

Philippe Lamotte et Marie-Cécile Royen

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