» Rome couche avec le monde entier « 

La capitale du romanesque est au coeur de la vie et de l’oeuvre de l’écrivain Alessandro Piperno. Il explore ce lien unique mais complexe qui unit les Romains à une ville dont ils se sentent parfois dépossédés.

Ecrivain plusieurs fois récompensé, Alessandro Piperno, chantre d’une Rome pétrie de beauté et traversée par le sentiment de vacuité, a trouvé dans sa ville natale le décor idéal de son propre talent. Ses romans décrivent volontiers la chute à travers la grâce, la pesanteur des grandes familles, l’inversion des destins, les brisures et les reconstructions difficiles. C’est la trame de son dernier livre traduit en français, Inséparables (Liana Levi), publié après Persécution, qui a connu un grand succès. Pour Le Vif/L’Express, ce spécialiste de Proust recherche l’âme de sa ville, la décrit, la capture.

Le Vif/L’Express : Loin d’être un simple décor, Rome apparaît comme le personnage principal de vos romans. Comment cette ville prend-elle chair dans votre esprit ?

Alessandro Piperno : Avant tout, c’est ma ville, celle dans laquelle vit ma famille depuis quatre cents ans. Comme tous les juifs de Rome pendant des siècles, nous n’avons pas pu quitter l’enceinte de la cité, ce qui nous a accoutumés au moindre détail des rues, des immeubles, des façades. J’ai donc un rapport à Rome très intime, mais aussi très complexe : je la trouve éblouissante de beauté tout autant qu’indolente, cynique. Quelqu’un a dit un jour que Rome est merveilleuse, pour le malheur des Romains. Je crois que c’est vrai. Ce qui donne à ce décor une dimension romanesque extraordinaire, privilège unique pour un écrivain, comme pour un cinéaste. C’est ce que montre magnifiquement le film de Paolo Sorrentino, La Grande Bellezza.

En quoi votre rapport à la ville est-il difficile ?

Il est très compliqué d’entrer en relation profonde avec une ville qui n’est pas seulement celle de ses habitants, mais aussi celle du monde entier, des millions de touristes qui la traversent, des visiteurs qui la parcourent de monument en monument. La présence du pape dans ses murs et son ancienneté historique tout à fait unique font de Rome un monde en soi, dans lequel le simple habitant se sent parfois délaissé, presque étranger. Rome se donne à d’autres, comme une putain.

Le thème de la prostituée est récurrent, jusqu’au livre de l’Apocalypse. Il faut nous l’expliquer…

Rome couche avec tout le monde, le monde entier. De surcroît, tout y est tourné vers le plaisir des sens, si bien que toute personne qui vient ici se sent romaine très rapidement. Le rythme est lent, plein de langueur, un peu comme à Naples. Tandis qu’à New York ou à Paris les gens semblent tous courir vers un but ou un rendez-vous, à Rome on flâne, on se prélasse, on contemple.

En quoi votre identité juive influe-t-elle sur votre oeuvre ?

Je porte un patronyme typiquement juif romain, comme celui de Sonnino, de Modigliani, de Segre… Ce sont des noms que l’on retrouve dans mes romans dans la mesure où ils expriment un enracinement qui correspond à celui de la plus ancienne communauté juive d’Europe. Aujourd’hui encore, certaines familles juives racontent qu’elles sont arrivées avec l’empereur Titus, cela paraît à peine croyable. A maints égards, la plus vieille identité romaine est juive puisque le quartier le plus immuable, par exemple, est le Ghetto. C’est tout à fait exceptionnel en Europe : la population romaine qui remonte aux temps les plus reculés est composée de juifs. La langue parlée de Rome est également très marquée par la présence juive ; pour dire  » domestique « , par exemple, mon père utilisait le terme  » khaver « , qui vient de l’hébreu. C’est pittoresque et paradoxal pour des gens qui ont vécu au coeur même de la chrétienté.

On a l’impression que Rome vit à l’écart de la modernité, que le temps s’y est arrêté, que des castes immuables traversent les siècles.

Ce n’est pas faux. Par exemple, il est extrêmement difficile de se loger pour un jeune couple. La propriété immobilière reste concentrée entre les mêmes mains, et il y a peu de mobilité sociale. Le ferment le plus profond de l’âme romaine est le non-cambiamento, le  » non-changement « . La tradition joue ici un rôle particulièrement important. Ce qui a de nombreux effets pervers, comme la lenteur et le poids de la bureaucratie. Un autre effet se rencontre dans l’immobilité, ou dans l’appartenance farouche à sa zone de résidence. Une personne qui réside dans le quartier de Parioli, périphérie très bourgeoise, aime rester dans son cocon et trouve que tout le reste est trop loin, trop populeux. L’altérité se définit au bout de la rue.

Propos recueillis par Christian Makarian

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