Retour à la terre brisée

Près de cinq mois après le terrible tremblement de terre, les Pakistanais du Nord relèvent la tête. Ils ont passé l’hiver. L’heure des semailles approche. Mais le retour à la terre sera difficile. Reportage

(1) Sa mission : faire en sorte que chaque grossesse soit désirée, que chaque accouchement soit sans danger, que chacun se protège du sida et que toutes les filles et toutes les femmes soient traitées avec dignité et respect. www.unfpa.org.pk

De notre envoyé spécial au Cachemire

Shahnaz Begum a tout perdu. Sa maison, son mari et, sans doute, ses illusions. Mère de famille, veuve, sans terre : elle incarne le principal  » groupe à risque  » après le séisme du 8 octobre 2005, qui a fait quelque 80 000 morts, au moins autant de blessés graves et 3 millions de sans-abri au Pakistan. Shahnaz survit, paumée, dans une tente du grand camp  » H11  » d’Islamabad, la capitale de cette république fédérale islamique. Elle serre dans ses bras le plus petit de ses trois enfants, âgé de moins d’un an. Elle raconte d’un ton monocorde le jour du tremblement de terre, le décès de son mari de 30 ans, qui s’est sacrifié en sauvant sa famille, puis l’odyssée d’un mois pour quitter son village de montagne réduit en poussière et descendre à Islamabad. Mais les larmes coulent doucement sur les joues de Shahnaz lorsqu’elle évoque son improbable avenir.

Cinq mois après le séisme, la vie dans les camps tourne à la routine. Le H11 dispose de latrines convenables, de tentes-écoles et d’une antenne médicale suffisante. 1 596 tentes blanches s’alignent à perte de vue sur 45 hectares. Des barbelés empêchent l’enlèvement d’enfants ou le viol des femmes. Miracle de résistance humaine, des fleurs ont été plantées çà et là dans un sol durci comme du béton. Il fait chaud pour la saison : plus de 20 degrés.  » Dans quelques semaines, il fera plus de 40 degrés sous la tente « , redoute Naveed, qui s’ennuie à mourir.

Le 8 octobre dernier, à 8 h 50 du matin, la terre s’est brisée au nord-est d’Islamabad, sur une superficie égale à celle de la Belgique. Le nombre le plus important de victimes et de destructions ont été recensées dans la partie du Cachemire placée sous administration pakistanaise, un territoire politiquement sensible que revendiquent l’Inde et le Pakistan depuis près de soixante ans. Là, presque toutes les écoles et les hôpitaux ont été ensevelis. Au moins 400 000 maisons ont été balayées ou fortement endommagées. C’était juste avant l’hiver, redoutable dans ces contreforts montagneux de l’Himalaya. Au-delà de 1 500 mètres, il y gèle souvent. L’an passé, la neige était tombée à gros flocons, puis des pluies ininterrompues d’un mois avaient détrempé le Cachemire et la province pakistanaise de la North West Frontier (NWFP), les deux régions aujourd’hui les plus touchées. Bref, il y avait toutes les raisons de craindre une deuxième catastrophe après ce  » séisme oublié « , comme l’ont qualifié les rares médias à s’y être intéressés. D’autant qu’en comparaison avec le tsunami qui a ravagé l’Asie du Sud-Est en décembre 2004 (plus de 200 000 morts), l’aide internationale a tardé à affluer au Pakistan.

Aujourd’hui, le spectre d’un cataclysme humanitaire semble écarté. 295 millions d’euros, soit 63 % de l’aide promise, ont été versés. Un bon résultat, dit-on. L’hiver dans les montagnes a été clément. Seulement un mois de températures glaciales, peu de pluies. Des camps entiers ont été équipés de tôle ondulée. Des structures en préfabriqué se sont substituées aux tentes médicales. De dangereuses épidémies de pneumonie, d’hépatite et de gastro-entérite ont été évitées. Enfin, l’afflux de réfugiés a été plus limité que prévu.  » Ces gens des montagnes craignaient de perdre leurs terres. Ils ont eu peur d’abandonner leur bétail. Ils ont hésité à se mêler à d’autres ethnies, à exposer leurs femmes aux regards des autres « , résume-t-on dans une ONG.

A l’entame d’un printemps précoce, l’urgence du gouvernement pakistanais vient de changer : accélérer le retour des réfugiés. Près de 150 000 vivraient encore dans de grands camps organisés… menacés de fermeture à la fin du mois de mars. Des dizaines de milliers d’autres croupissent dans de petits camps spontanés, très précaires. Déjà confronté à l’impossible rapatriement de quelque 2,6 millions d’Afghans qui ont fui leurs terres ravagées par la guerre, le régime du président Pervez Musharraf craint comme la peste le  » syndrome de dépendance « . Dans les camps, des Pakistanais pauvres et illettrés ont découvert les soins obstétriques et même l’enseignement. Ils ont reçu une tente par famille, des médicaments, de quoi passer l’hiver. Mais, à présent, le gouvernement redoute d’en faire des assistés.  » Fermer les camps aussi vite et, qui sait ?, renvoyer les réfugiés par camions entiers : c’est absurde. Où vont aller ceux qui n’ont pas de terres ? Que peuvent espérer ceux qui habitaient une ville entièrement détruite, alors que la lente reconstruction n’a même pas encore été planifiée ?  » interroge-t-on à voix basse dans les milieux humanitaires.

Climat d’insécurité

L’autre inconnue du moment découle du vent d’émeutes qui souffle sur le pays depuis le mardi 14 février. Ce jour-là, à Lahore, des drapeaux danois, des restaurants à l’enseigne américaine et même des bâtiments publics ont été incendiés par de jeunes musulmans furieux contre l’Occident, coupable tout entier de blasphème après la publication des caricatures du Prophète. Les jours suivants, d’autres grandes villes pakistanaises ont été contaminées par le virus de la violence, qui a fait 5 morts en quarante-huit heures parmi les manifestants. Jamais, ces cinq dernières années, le climat d’insécurité ne s’était autant dégradé. Pas au point de gripper l’impressionnante machine humanitaire. Pour le moment. Tout au plus certaines activités ont-elles été suspendues et les déplacements limités. Mais qu’en sera-t-il lorsque George Bush débarquera à Islamabad, où il est attendu le 3 mars ? Grand protecteur du régime de Musharraf, depuis leur alliance contre le terrorisme, le président américain incarne tout ce que déteste la population pakistanaise, musulmane à plus de 90 %. Dans le contexte actuel, sa venue est perçue comme une provocation. Bush et l’Amérique avaient redoré leur blason après le tremblement de terre, en faisant tourner à plein régime la machine à billets. En une semaine d’émeutes, et à leur insu, les Etats-Unis ont perdu tout le bénéfice de l’opération humanitaire. Contrairement aux groupes islamistes, eux aussi très présents sur les lieux du séisme et qui ont récupéré l' » affaire Mahomet  » à leur seul profit.

Le colonel et ses orphelins

Centre pour orphelins d’Assiana, à cinquante kilomètres à l’ouest d’Islamabad. Des enfants jouent au cricket, le sport roi au Pakistan. Des ouvriers achèvent les peintures de l’école toute proche. Au mur, il y a des Donald, des Mickey et un éloge à Allah,  » qui a créé l’homme « . Le colonel Aftab, 46 ans, refuse de polémiquer à propos des caricatures de Mahomet. Charismatique, élégant, la moustache poivre et sel bien taillée, ce dur au c£ur tendre a changé de vie. Après vingt-cinq ans dans l’armée, le séisme du 8 octobre l’a secoué au plus profond de lui-même. Des proches d’Aftab sont morts au Cachemire. Lui s’est rendu sur place pour aider dans les décombres. Ses yeux s’embuent lorsqu’il évoque ces scènes horribles.  » Dans mon autre vie, des soldats sont morts dans mes bras. J’ai payé un lourd tribut à mon engagement dans l’armée ( il pose le doigt sur une cicatrice à la lèvre). Mais ce que j’ai vu là m’a bouleversé. Tant d’innocents…  » Il veille désormais comme un père sur plusieurs centaines d’enfants, recueillis dans les villes ou les villages détruits.  » Avec eux, il faut faire doucement, dit-il. Certains s’arrêtent parfois de parler pendant des heures, comme prostrés. A leurs jeux, je sens qu’ils vont un peu mieux. Mais ce sera long.  »

Dans les prochains mois, la situation des femmes sera tout aussi problématique. Fatima Jinnah, la s£ur du respecté Muhammad Ali Jinnah, fondateur du Pakistan, rêvait qu’elles deviennent  » les sentinelles de la Nation « .  » On en est loin. Le Pakistan est le pays des hommes en beige. Allusion à la couleur classique des sharwal kameez, un long vêtement d’une seule pièce qu’ils portent invariablement. Les femmes sont quasi absentes du marché du travail. Il faut éviter qu’elles soient aussi les principales victimes de l’après- séisme « , commente le Dr France Donnay. Cette Belge, femme de caractère, dirige au Pakistan l’agence des Nations unies qui s’occupe spécifiquement des questions de population (UNFPA) (1).

Or rien ne dit que les femmes isolées toucheront le pactole promis aux familles pakistanaises dont la maison a été détruite par le tremblement de terre. Une partie de cette compensation de 175 000 roupies (2 500 euros) a été versée. Déjà, les cas de discrimination sont nombreux, tandis que le fléau de la corruption menace les personnes les plus fragiles. Le régime en place depuis 1999 s’est militarisé. Pour contrer la menace islamiste. Et parce que l’armée s’est substituée aux services publics civils détruits par le séisme. Bref, à l’heure du retour à la terre promise, la vigilance de la communauté internationale s’impose en matière de respect des droits de l’homme… et de la femme.

Philippe Engels

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