Requiem pour les grands singes

La première fut Victoria : une gorille de 28 ans, qui était née et avait toujours vécu au zoo d’Anvers. En 1996, Chris Herzfeld, photographe et philosophe des sciences, décide, pour amadouer cette grande femelle, de passer un mois auprès d’elle. Pourquoi celle-là ?  » Tout en Victoria m’étonnait. Le satiné de ses ongles. Sa façon délicate de choisir les aliments. De se tenir les pieds, pelotonnée. De tracer des courbes sur la baie vitrée…  » La bête se révèle un modèle docile. Comme la plupart des grands singes adultes, elle est plutôt placide. Bienveillante, pacifique même, elle vaque tranquillement à ses occupations, s’adosse aux troncs d’arbre de son enclos, joue avec des brindilles, se couche enfin, la tête au creux d’un bras. Chris Herzfeld patiente, laisse passer le flot de visiteurs grimaçants – des enfants, surtout, qui font sans cesse les ouistitis. Une fraction de seconde, et le regard de l’animal s’appuie soudain au sien.  » Nos yeux se mêlent. Quelque chose se passe, de l’ordre de la plénitude, qui efface la vitre entre nous.  » Elle déclenche…

Depuis, la vie de cette Bruxelloise de 46 ans qui, jusque-là, mitraillait surtout les baleines et les dauphins, a basculé. La voilà familière des  » singeries  » du monde entier. Elle installe son camp à la ménagerie du Jardin des Plantes à Paris, galope du parc zoologique de Stuttgart à celui de Cologne, écume ceux de Californie et de Floride, toujours consignant les observations des keepers, ces soigneurs qui n’ignorent rien de leurs pensionnaires, mais  » dont la plupart des scientifiques, hélas, ne reconnaissent pas assez le savoir « . Son but à elle ? Dresser le portrait des Wattana, Solok, Shirley, Makini, Mukisi, Nénette et autres Kishina, paisibles et dignes représentants des quatre espèces menacées de grands singes (gorilles, orangs-outans, chimpanzés et bonobos), trésors fragiles et irremplaçables répartis dans les sanctuaires (refuges pour primates) et les zoos publics et privés de la planète, la plupart identifiés à travers des programmes d’élevage internationaux.

Le résultat des pérégrinations de l’artiste est là : des dizaines de clichés en noir et blanc, des  » sacrées gueules  » qui évoquent une parenté bouleversante avec nous-mêmes. Sur ces images, rassemblées désormais dans un livre intitulé Les Grands Singes. L’humanité au fond des yeux (1), l’effet de proximité est saisissant. L’usage exclusif (sans flash ni moteur) du 105 mm, la très large ouverture du diaphragme ont généré un flou qui renforce l’intimité. Toute action, volontairement, y est soit absente, soit suspendue.  » De ces mammifères, écrit Vinciane Despret, philosophe et psychologue belge auteur de textes accompagnant l’ouvrage, on a effacé le geste, le corps, l’environnement bavard des congénères ou de la nature. Ne reste qu’un regard, un sourire, une moue, un reproche, de la tristesse, un élan heureux de tous les traits.  » Ces singes ont réellement des visages. Nous pensions être les seuls à en posséder. Nos proches cousins à fourrure deviendraient-ils des personnes ?

Diderot dut éprouver le même trouble. Dans son Rêve d’Alembert (1769), le cardinal de Polignac, en arrêt devant l’orang-outan encagé du Jardin du Roy, à Paris, déclare à l’animal :  » Parle, et je te baptise.  » Masque de la figure humaine, auquel il ne manque que la parole… D’où découlent cette fascination, cette gêne, parfois, devant ces mammifères qui nous ressemblent tant ? C’est que chez les grands primates, comme chez l’homme, tout passe par la tête. Tout est concentré là, dans d’innombrables expressions faciales exemptes de pilosité. D’abord, ces singes ont un nez. Pas une truffe : un vrai nez, discret mais ouvert sur des narines séparées, et doté de la même peau que le reste de la face. Guère performant, certes : les singes ont perdu les vibrisses, ces longs poils tactiles saillant de part et d’autre du museau de la plupart des mammifères. Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France (également coauteur du livre), note que  » si, chez beaucoup d’animaux, les odeurs et les effluves composent un univers d’identification primordial de l’autre, chez les singes, la reconnaissance des visages et des mimiques relègue l’odorat dans les limbes d’une presque inconscience « . Serait-ce à cause des yeux qu’ils portent, comme nous, bien en face – et non de part et d’autre du front, comme le cheval ou la souris ? Est-ce parce qu’ils posent leur regard d’un seul coup, comme  » en bloc « , sur le monde extérieur ? Un regard profond, scrutateur,  » plein de sens et d’intention « , qui émeut tant lorsqu’il montre (chez le chimpanzé) sa sclérotique si pâle – le  » blanc de l’£il « , que les mammifères (sauf l’homme) possèdent généralement sombre…

 » En choisissant de ne tirer que des portraits, Chris Herzfeld fait un authentique choix ontologique « , écrit Dominique Lestel, coauteur du livre et éthologiste à l’Ecole normale supérieure (Paris). L’artiste parie en effet que l’identité de ces singes réside précisément dans leur face. Cette individualisation fait d’eux autant de  » personnalités « ,  » comme peuvent l’être, au sein des foyers humains, les animaux de compagnie « , souligne la photographe. Les grands singes, à la frontière d’une humanité qui cherche ses limites ? Il n’en fut pas toujours ainsi. Avant que les  » trois anges  » Jane Goodall, Dian Fossey et Birute Galdikas (les trois primatologues qui entamèrent, dès les années 1960, des recherches fondées sur une science du respect) dressent la liste de leurs talents étonnants, les singes anthropoïdes ont joui de peu de considération. Avant donc qu’on les sache capables de se reconnaître dans un miroir, de prendre des  » faux airs  » et de bluffer, de fabriquer des coussins pour s’asseoir au sec, ou des tongs pour grimper aux épineux, de manier des  » marteaux  » et des  » enclumes « , de se donner des poignées de main, de sélectionner des plantes médicinales, de couvrir leurs morts de branchages, de faire preuve d’empathie et de conscience de soi, leur image fut… catastrophique. Chris Herzfeld possède un vieil exemplaire du Patriote illustré, paru à Bruxelles en 1932. En couverture du magazine, on voit un gorille menaçant, gueule ouverte, appuyé contre un arbre du Congo. Mais il est mort, le gibier de potence. Et c’est la même construction culturelle qui produit, ensuite, le  » monstre  » King Kong au cinéma naissant. Géants violents, les gorilles ? Pas du tout. L’effroi vient de leur air farouche, dû à cette barre osseuse proéminente sur le front, qui jette en permanence une ombre inquiétante. Pour le reste, ce sont surtout de bons pères de famille, veillant sur les leurs de manière tranquille et indulgente.

Ebauches de gestes prudents, bustes redressés, poitrines et ventres quelquefois exposés – c’est la partie la plus vulnérable du corps des quadrupèdes. Têtes chevelues, qui composent un magnifique carnaval de faces – barbiches, moustaches, couronnes, favoris, houpettes et toupets qui concentrent notre regard sur les bouches et les yeux; immenses globes oculaires des bébés singes, dont la ressemblance avec les petits d’homme est proprement stupéfiante… Chris Herzfeld n’a pas fini de les mettre en boîte. Filmant les objets étranges que fabrique la guenon orang-outan Wattana en liant des bouts de ficelle sur des fagots, elle prépare une  » ethnographie des singes noueurs « . En parallèle, elle recueille aussi, presque compulsivement, toutes les  » traces  » imaginables de grands primates – des pages de  » lettres  » tracées par Panzi, une chimpanzé d’Atlanta ; des gravures anciennes ou des photos des premières dépouilles exposées dans les musées de sciences naturelles, misérables enveloppes empaillées toutes raides, appuyées sur un bâton, censées montrer que ces bipèdes-là n’en étaient pas vraiment d’authentiques… Elle a raison, Chris Herzfeld : pour les grands singes, il est minuit moins une. Dans les pays pauvres qui les abritent encore à l’état sauvage, le braconnage, la déforestation et les maladies ont mis leur vie en péril. Dans la nature, il reste 17 000 gorilles des montagnes et 700 gorilles des plaines, 100 000 chimpanzés, entre 10 000 et 40 0000 bonobos et moins de 10 000 orangs-outans. Vu leur déclin persistant, la projection est vite faite : si, d’ici à 2015, rien n’est tenté par la communauté internationale, tous ces anthropoïdes, nos frères d’il y a quelque douze millions d’années, auront disparu en 2050…

(1) Par Pascal Picq, Dominique Lestel,

Vinciane Despret et Chris Herzfeld, 121 pages, éditions Odile Jacob.

Valérie Colin

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