DE JEAN SLOOVER
Fachos, les maos? Il y a peu paraissait un petit pamphlet ravageur (1) pour les soixante-huitards. Né le 22 mars 1968, Jean-Christohe Buisson, l’auteur de l’opuscule, y accusait les « enfants de Mai » de n’être qu’une pitoyable bande de vieux corrompus assis sur leurs privilèges acquis au nom de leur « glorieux passé révolutionnaire ». Eux qui ont connu le plein-emploi, les salaires en hausse constante et l’accession subsidiée à la propriété, ils ne nous ont laissé, écrivait-il, que le travail précaire, les revenus minables et aléatoires, les loyers hors de prix. Réfugiés dans les partis, les médias, l’université, la culture et même la Bourse, les anciens « enragés » sont, sans doute possible, les responsables de ces « trente piteuses », décrétait-il. C’est à leurs idées ringardes que l’on doit l’université de masse, la pulvérisation de la famille, l’érosion de l’autorité, le porno…
Mai : une vessie qui se prend pour une lanterne? C’est bien ce qu’entend démontrer Buisson. Les « anciens combattants » des barricades n’ont eu d’autres idées que celles des communards de 1871. Le printemps 68 ne fut, soutient-il, que la vulgaire poussée juvénile d’une génération égoïste et dorée. Une médiocre thérapie de groupe destinée à exorciser ses fantômes parentaux: Auschwitz et l’Algérie. Ils se comportèrent en somme à l’instar des étudiants allemands révoltés des années 1930 qui finirent par porter Hitler au pouvoir: nous, nous avons hérité de la culture MacDonald et de sa société utilitariste flexible et élitaire, conclut Buisson. Soyons juste, celui-ci consent néanmoins à reconnaître deux innovations à la génération de ses parents: l’égalité hommes – femmes et la reconnaissance de l’homosexualité. Mais in cauda venenum: « Le porno, c’est la liberté pour une femme de faire ce qu’elle veut de son cul, ou un avilissement de l’image des filles d’Eve? Déambuler en moule-bite de cuir dans le Marais avec son ami en perruque verte, ça réduit l’homophobie ou ça la renforce? »
Cela étant, la diatribe de Buisson n’a rien d’un règlement de compte personnel avec ses « vieux »: son propos s’inscrit dans un courant très critique à l’égard des événements de Mai, courant où l’on retrouve des personnalités aussi contrastées que Luc Ferry ou Michel Houellebecq. A telle enseigne que l’historien des idées Daniel Lindenberg (2) n’hésite plus à y voir un signe parmi d’autres d’un changement de climat idéologique menaçant pour la démocratie libérale et l’égalité sociale. Certains penseurs français, mais aussi américains, dit-il, partagent désormais une même verve provocatrice sans limite. Les droits de l’homme, l’antiracisme, le tiers-mondisme, l’islam sont quelques-unes des cibles favorites. Avec 68 qu’ils présentent comme une régression infantile comparable aux tapages de la jeunesse nazifiée ou comme une sorte de putsch des baby-boomers dont le seul héritage serait cette indiscipline des moeurs qui rend la société aujourd’hui si ingérable.
A raison, Lindenberg n’est pas un défenseur inconditionnel de Mai 68. Par ailleurs, son livre, un peu court et rapide, n’est pas exempt de malfaçons. Mais lorsque les idées se recomposent à vive allure, il importe toujours de demeurer vigilant: les monstres surgissent aisément du désordre de la pensée. De plus, le procès qui est fait aux maos, cocos et autres trotskos des sixties tient davantage de la chasse au bouc émissaire ou de l’exorcisme collectif que du bilan historique. Il recèle trop d’amalgames et d’anachronismes partagés pour être honnête: il y a là autre chose qu’un légitime souci d’inventaire. Quoi? La frileuse nostalgie d’une caste d’intellos populistes qui regrette le temps où, héroïque, la politique s’inscrivait dans l’histoire d’une nation homogène incarnée par un Etat à la souveraineté intacte? La rancoeur d’un parti puritain qui entend revenir sur l’émancipation de la femme et la libération des homosexuels? Ou les deux à la fois? Bref, un nouveau courant réactionnaire comme le suggère Lindenberg? A suivre…
Jean Sloover
Maos, trotskos, dodo, éditions du Rocher, 68 pages.
Le Rappel à l’ordre, éditions du Seuil, 94 pages.
La génération de 68 n’a plus la cote. Ses valeurs sont en point de mire. Un grand bond
en avant? Ou un grand pas en arrière?