Qui est contre le multilinguisme ?

Autorisées depuis 1998, les expériences d’immersion linguistique restent margi- nales, en raison de réticences et de préjugés tenaces. Et si on essayait de franchir l’obstacle ?

(1) Rens. : université de Mons-Hainaut, didactique des langues, tél. : 065 37 31 87, ou parlement de la Communauté française, tél. : 02.506 39 06.

J’en appelle aux pouvoirs organisateurs en Région bruxelloise pour qu’ils mettent en place dans leurs écoles une à deux classes d’immersion linguistique  » : Françoise Schepmans (MR) a fait ce plaidoyer en présentant le colloque sur les  » méthodes d’apprentissage précoce des langues étrangères « , qui se tiendra, le 21 avril, au parlement de la Communauté française, qu’elle préside (1).

Heureuse coïncidence : le 26 mars, une résolution était votée en ce sens, au parlement bruxellois, par une large majorité francophone et flamande. Elle demande au gouvernement régional d' » initier toute collaboration et concertation  » pour dispenser des cours bilingues.

Wallons et Bruxellois auraient-ils enfin pris la mesure du nécessaire multilinguisme ? Voire. Actuellement, à peine une petite quarantaine d’écoles fondamentales et une dizaine d’établissements secondaires francophones proposent des classes d’immersion.

A la fin des années 1990, Laurette Onkelinx (PS), alors ministre-présidente de la Communauté française, lançait pourtant le défi  » Tous bilingues en 2001 « . Elle imposait, aux écoles wallonnes, l’obligation d’organiser l’apprentissage d’une première langue étrangère dès la 5e primaire. Elle autorisait également, par décret, les classes d’immersion linguistique, expérimentées dès 1990 au lycée Léonie de Waha, à Liège, par exemple.

Concrètement, il ne s’agit pas de cours de néerlandais ou d’anglais, mais d’enseigner la moitié, voire les trois quarts de l’horaire dans la langue cible, y compris les mathématiques, l’histoire ou la géographie. La préférence va aujourd’hui à l’immersion précoce. A 5 ans, les fonctions réceptives de l’enfant sont le mieux développées et l’apprentissage peut s’effectuer dans un contexte  » naturel « , comme pour la langue maternelle. Sous des formes diverses, cet enseignement ( lire aussi l’encadré) est pratiqué depuis longtemps, avec succès, au Québec û dont la spécialiste canadienne Josiane Hamers sera présente au colloque û, au grand-duché de Luxembourg et, même, à Bruxelles, dans les écoles européennes, accessibles aux enfants de fonctionnaires européens et à un nombre très limité de Belges, moyennant un minerval élevé.

Mais, voilà, plus de cinq ans après les réformes de Laurette Onkelinx, l’enseignement francophone reste incapable de produire les multilingues que le marché de l’emploi réclame. Le 8 janvier 2003, le parlement de la Communauté française a donc ranimé le débat.  » Aucun consensus n’a été trouvé sur la méthode à privilégier « , regrette Françoise Schepmans. Depuis, Pierre Hazette (MR), ministre de l’Enseignement secondaire, a dégagé 1 million d’euros pour encourager les échanges linguistiques entre les établissements secondaires. Dans le fondamental, le ministre Jean-Marc Nollet (Ecolo) expérimente une nouvelle notion : l’éveil aux langues. La pratique de jeux et d’exercices divers sur la musicalité ou la syntaxe d’une soixantaine de langues n’a pas pour objectif de les assimiler toutes, ni même une seule, mais de susciter l’intérêt des enfants pour l’apprentissage linguistique.

Une  » mesurette  » ? Le 8 janvier 2003, au parlement, Nollet a insisté sur les  » difficultés organisationnelles et financières  » liées à l’immersion. L’école qui se lance dans l’expérience û le plus souvent, à ses frais, la première année û entame le parcours du combattant. Une des difficultés consiste à trouver un locuteur natif qui possède les titres pédagogiques requis en Communauté française, même si les exigences viennent d’être assouplies. Ou, plus rarement, un instituteur francophone qui a des compétences, dans la langue cible, comparables à celles d’un native speaker. Mais quel est l’intérêt pour un Flamand d’être moins bien payé dans une école francophone, où il devra réaliser lui-même ses outils pédagogiques ?

Bref, l’enseignement immersif est légalisé, mais il n’est pas pour autant encouragé. Les résistances sont principalement de deux ordres.

1.  » Il faut refuser toute politique de sélection qui conduirait à ce que la maîtrise des langues devienne un vecteur supplémentaire d’exclusion « , argumentait Nollet, le 8 janvier 2003. Pour ses détracteurs, l’immersion aurait le tort de jouer la carte élitaire, accentuant les inégalités sociales dans et entre les écoles. Mais la situation actuelle, où seule une minorité peut payer à ses enfants des cours privés, des stages ou des études à l’étranger, qui en feront des multilingues, n’est-elle pas encore plus inéquitable ?

2. L’autre résistance est liée à la crainte d’une menace sur la langue française. Le 8 janvier 2003, le libéral Didier Van Eyll rappelait aux parlementaires leur responsabilité dans la  » promotion du français comme langue véhiculaire internationale « . A Woluwe-Saint-Lambert, l’introduction de l’immersion en néerlandais dans une école communale a donné lieu à des menaces à l’égard de ceux qui en ont pris l’initiative.  » La meilleure façon de défendre le français passe pourtant par le multilinguisme des francophones « , pense Alain Braun, didacticien des langues à l’université de Mons-Hainaut et intervenant au colloque. Dans la capitale, un grand nombre d’emplois sont occupés par des Flamands multilingues, alors que, parmi les 22 % de chômeurs, on compte 90 % d’unilingues francophones, assure le député bruxellois Benoît Cerexhe (CDH).

 » Développer l’immersion permettrait aussi de combattre la submersion d’élèves francophones dans les écoles flamandes « , pense Braun. A Bruxelles, cela concerne quelque 10 000 enfants. Sur les conseils des enseignants, ces élèves participent en outre à des mouvements de jeunesse ou à d’autres activités en néerlandais pour pratiquer les acquis scolaires.  » Au fil du temps, le retour au système francophone est de plus en plus délicat « , observe Braun.

L’immersion ne comporterait pas, elle, le risque de  » produire des néerlandophones « . Il ne faudrait d’ailleurs pas se faire d’illusions : le bilinguisme parfait n’est pas atteint. Il reste fonctionnel. En revanche, l’immersion assure à l’enfant un niveau de compétences dans les autres matières aussi élevé que celui d’un élève de l’enseignement traditionnel. Les études belges et étrangères ne signalent, par exemple, aucun retard en langue maternelle : les lenteurs en lecture ou en écriture, parfois observées pendant les premières années d’immersion, décroissent ensuite progressivement. En réalité, l’apprentissage bilingue agirait plutôt comme un stimulant sur le développement global de l’enfant. De quoi faire taire ses détracteurs ?

De notre envoyée spéciale à Sofia

La trentaine, Dessislava est attachée économique pour la Région wallonne à Sofia, en Bulgarie. Pendant l’époque communiste, cette géographe de formation n’avait jamais mis le pied en Europe occidentale. Pourtant, elle est quadrilingue et parle le français presque sans accent. Elle est loin de faire exception. En Bulgarie, le multilinguisme est entretenu par une tradition déjà longue de lycées bilingues.

 » 35 % de nos élèves étudient dans ce type d’établissements « , explique Georgi Jetchev, professeur de français. L’orientation vers une classe bilingue s’effectue sur la base d’un test organisé au terme de la 7e année de scolarité obligatoire. Les élèves y ont été préparés par l’apprentissage d’une première langue étrangère dès 8 ans (autrefois le russe était obligatoire) et d’une seconde, deux ans plus tard. Le lycée bilingue anglais, naguère réservé aux enfants de l’élite au pouvoir, est le plus prisé. Le lycée bilingue en français, lui, a longtemps été recherché par les milieux intellectuels et artistiques. Mais il existe aussi un enseignement immersif en allemand, en espagnol…

Correspondant à notre 2e rénovée, la première des cinq années passées au lycée bilingue comporte vingt heures par semaine d’immersion dans la langue cible. Par la suite, ce nombre d’heures diminue, même si l’histoire, la géographie, la chimie et la biologie sont aussi enseignées dans la langue choisie.

Les professeurs ne sont généralement pas des native speakers. Mais, issus eux-mêmes de lycées bilingues, ils ont eu, à l’université, la possibilité de combiner une formation en biologie avec une spécialité en langue, ou une licence en français avec un module poussé en géographie. En Bulgarie, il n’y a manifestement pas de barrière entre les scientifiques et les littéraires. D.K.

Dorothée Klein

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