Qui a peur de Frida Kahlo?

DE GHISLAIN COTTON

Il en est d’une certaine écriture comme de la danse et la danse est aussi l’art qui prouve que l’homme ne pourra jamais voler. Ce qui le rend d’autant plus émouvant et précieux. Au moins, s’il se sait condamné à retomber sans cesse sur terre, dans le court moment où le danseur se détache du sol, il connaît ce condensé de risque et de jouissance, où se joue sa raison de vivre. Et comme la danse, l’écriture vraie est un art de gladiateur qui laisse sur le carreau ceux qui n’ont su l’affronter avec assez de vigueur, mais aussi ceux qui y ont pris trop de risques. Bien entendu, il ne s’agit pas de succès ou d’insuccès, mais de ce qui légitime l’oeuvre comme condition de survie – au sens le plus littéral – de l’écrivain. C’est dans cet espace de risque et d’exigence, ouvert par son intrépide premier roman, La Nuit l’après-midi, que s’inscrit sans faillir l’oeuvre de Caroline Lamarche. Elle le prouve une nouvelle fois avec ces Lettres du pays froid.

Lors de la remise d’un prix littéraire pour son recueil de poèmes inspiré par l’artiste mexicaine Frida Kahlo, la narratrice est intriguée et attirée par Alexis, un jeune homme au « visage de cire » et à la démarche affectée par une infirmité. Présents aussi, Loup, l’homme qu’elle aime – un bisexuel qui lui a présenté Alexis et qui, tout en s’étant détaché d’elle, reste une sorte de conseiller vigilant – et puis Edith, une réalisatrice qui la convainc d’écrire un scénario pour une maison de production cinématographique.

Si l’on détaille ainsi cette « mise en place », c’est qu’elle esquisse d’emblée et avec des précisions utiles le cercle des incertitudes et des contradictions dans lequel la jeune femme (celle qui dit « Je » et reste sans nom) évolue – ou se débat – aux prises avec l’écriture, l’amour et la mort. Alexis – homosexuel estropié par une tentative de suicide lorsque son compagnon l’a quitté – la retrouve par hasard et établit avec elle une relation où cette triade confond ses masques. Dans l’écriture, dont « Je », à ses yeux, détient le pouvoir auquel lui-même aspire, et dans l’illusion d’un amour pour elle (auquel elle se défend de céder), Alexis, sombre dandy toujours suicidaire, semble chercher le moyen de survivre. A moins qu’il ne s’agisse de prouver l’impuissance de « Je » à le sauver et de la lier ainsi à la mort qu’il convoite. C’est ce qui pourrait ressortir des lettres d’Alexis qui jalonnent leur relation et où il évoque notamment la nature de son « manque amoureux des Origines »: « une volonté et une confiance en moi inexistantes, que je m’obstine à déposer entre les mains du bien-aimé. » Plus tard, il écrira dans son dernier message – une carte représentant un visage sculpté par Canova – « Visage absent de celle qui danse à ma place ». Ecriture, danse… On y revient. Et, d’autre part, ces sortes de procurations presque perverses ne peuvent qu’attiser le désarroi ou le remords de « Je » face à la difficulté quasi insurmontable – et confirmée par les spécialistes qu’elle consulte – d’empêcher un vrai suicidaire de mettre fin à ses jours. Avec cette précision que le pire danger serait d’en tomber amoureuse, alors que, dans sa tête, le « Je vous aime » d’Alexis, cueilli sur un répondeur, « vibrait comme une flèche mortelle ».

L’écriture comme condition de survie… Ce n’est pas pour rien que Caroline Lamarche multiplie les allusions à Frida Kahlo et évoque le suicide de Dorothy Hale qui inspira à l’artiste un tableau sanglant. « Frida peignant ne souffre pas de l’infidélité de Diego ( NDLR: son mari, le peintre Diego de Rivera). Elle ne souffre pas de sa jambe trop courte, de son dos torturé par les broches et les vis, du sang des fausses couches, de l’enfant qui ne viendra pas, de la difficulté d’être femme et mexicaine dans un monde fait par des hommes européens et nord-américains. Frida Kahlo peignant est préservée du monde et d’elle-même dans le monde. » Le passage va de soi, du pinceau à la plume. Mais se « préserver » ainsi, c’est aussi répondre avec courage et honnêteté aux exigences constantes d’une persécution intérieure. Et voilà qui rend encore plus cuisante et dérisoire l’expérience vécue par « Je »: l’écriture d’un scénario que la production (la bien nommée Simple Minds) va détourner de ses forces vives pour envisager un produit standard qui ne risque pas de troubler le métabolisme des spectateurs. Projet qui sera du reste abandonné au profit d’autres « plus porteurs ». « Porteur », terme à forte odeur de finance et de domesticité.

On s’aperçoit à l’expérience combien il est difficile de parler des livres de Caroline Lamarche tant le parcours qu’elle opère est à la fois rigoureux et en constant accueil à la complexité des sentiments. C’est de l’écriture aux aguets, un affût où le moindre bruissement trahit une présence que la plume débusque avec vaillance, avec compassion, avec amour. Avec cruauté aussi, parce que la lucidité en exige. Que répondre à « Je » quand elle dit: « Nous aimons ne pas voir, nous aimons croire, par amour de l’ordre et souci de l’harmonie, que toute la société s’avance avec légèreté, d’un seul élan vers le bien-être. Et lorsque les moyens techniques ne suffisent pas, nous aimons remplacer la conscience de notre aveuglement par celle de notre dévouement »? ( In cauda venenum.)

Quant à ce propos de Loup, le mentor tant aimé, il noue lui aussi, autour de ces Lettres du pays froid, le ruban noir de la lucidité: « Nous ne pouvons ignorer le fait que toute fuite au désert de l’écriture se construise sur un carnage. »

Lettres du pays froid , par Caroline Lamarche. Gallimard, I84 p.

C’est dans l’espace de risque et d’exigence, qui caractérise toute son oeuvre, que s’inscrit ce quatrième roman de Caroline Lamarche

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