Quand Varsovie voit rouge

Les ultraconservateurs au pouvoir accusent Lech Walesa d’avoir collaboré avec l’ex-police communiste. Derrière la figure de Solidarnosc, c’est toute l’histoire de la transition démocratique que le régime veut récrire.

Aujourd’hui comme dans les années 1980, quand Lech Walesa va travailler, il se rend à l’entrée n° 2 des chantiers navals de Gdansk, un immense territoire balayé par le vent marin de la Baltique. Une fois franchi le portail, au lieu de continuer son chemin et de prendre à droite, au bout de l’allée, pour rejoindre son atelier de montage électrique, comme naguère, il tourne tout de suite à gauche, et pénètre dans un bâtiment tout neuf, gigantesque et ultramoderne, le Centre européen de Solidarnosc. Là, dans le hall climatisé et baigné par la lumière du jour, il emprunte un ascenseur en verre, sans s’arrêter au premier étage ni au deuxième, où une exposition permanente retrace son combat à la tête du syndicat Solidarnosc, et rejoint son bureau avec vue panoramique.

Le Prix Nobel de la paix a pris un peu de ventre, et sa moustache a blanchi. Il accorde volontiers des interviews et cultive une image de  » vieux sage « , surtout auprès des journalistes étrangers (voir page 55). On le comprend. Au-delà des frontières de la Pologne, cette figure historique de la transition démocratique demeure celui sans qui rien n’aurait été possible ; sa lutte pour la liberté et la démocratie, menée dans les années 1980 avec les dissidents de Varsovie et de Cracovie, a précipité la chute des régimes communistes d’Europe centrale, suivie par l’éclatement de l’Union soviétique, en décembre 1991. Dans son pays, en revanche, ce n’est pas si simple. D’abord, les Polonais les plus modestes et les moins qualifiés n’ont jamais oublié que la transition vers le capitalisme a été menée au début des années 1990, quand Walesa était président de la République, au gré d’une  » thérapie de choc  » dévastatrice sur le plan social (les chantiers navals de Gdansk ont pratiquement fermé, et il est question de bâtir un centre commercial en face du bureau de Walesa). Comme si cela ne suffisait pas, voilà que les ultraconservateurs au pouvoir accusent l’ancien leader de Solidarnosc d’avoir collaboré durant les années 1970 avec la police politique. Selon des documents rendus publics par l’Institut de la mémoire nationale (IPN), l’agent  » Bolek  » aurait balancé certains de ses camarades syndicalistes et touché de l’argent de la police secrète, entre 1970 et 1976.

Un soupçon de double jeu entretenu depuis des années

Comme il fallait s’y attendre, le sujet déchire les familles, envahit les pages des journaux, enflamme les réseaux sociaux. Les accusations ne sont pas neuves, pourtant. Savamment entretenu par ses ennemis politiques, le soupçon pèse depuis des années et Walesa a déjà reconnu avoir signé  » un papier  » à la police après une arrestation. Mais il nie avoir collaboré et dénonce une  » calomnie  » ; à l’en croire, il manipulait les services secrets communistes plus qu’eux ne le manipulaient. La vérité ne sera jamais établie : les documents sont nombreux et paraissent authentiques, mais les Soviétiques étaient maîtres dans l’art de la falsification et Walesa, déjà arrêté à plusieurs reprises dans les années 1970, était une cible rêvée. Peu importe, ajoutent ses anciens compagnons de combat : plus tard, notamment pendant l’état de siège, entre 1981 et 1983, sa conduite a toujours été irréprochable.

Le plus intéressant est ailleurs. Derrière la figure de l’ancien leader de Solidarnosc, c’est toute l’interprétation de l’histoire contemporaine de la Pologne qui est en jeu. A écouter les ultraconservateurs du parti Droit et justice (PiS), au pouvoir depuis octobre 2015, le pays n’a jamais vraiment entamé sa transition démocratique. En apparence, certes, Varsovie a recouvré son indépendance depuis le départ des troupes soviétiques, au début des années 1990, suivi par son adhésion à l’Otan, en 1999, et à l’Union européenne, en 2004. Mais c’est une illusion : pour le parti de Jaroslaw Kaczynski, ennemi intime de Walesa, celui-ci a seulement fait mine de libérer la Pologne du joug de l’URSS ; en réalité, il a servi les intérêts russes en acceptant, à la fin des années 1980, le principe d’une transition négociée vers la démocratie. Résultat : les anciens dirigeants ont échappé au jugement pour les crimes du communisme et plusieurs d’entre eux ont bénéficié de situations confortables dans le nouveau régime. Une telle lecture des événements disqualifie la moitié des personnalités politiques du pays, à commencer par les réformistes proeuropéens du principal parti d’opposition, la Plateforme civique, héritière de Solidarnosc.

 » Nos dirigeants sont convaincus que les Allemands sont des ennemis qui manipulent l’Union européenne, résume Andrzej Friszke, historien respecté. Ils ne croient pas aux valeurs qui fondent l’UE et réfutent l’idée que les nations peuvent être liées entre elles, quitte à tolérer des différences de vue importantes.  » En 2005, peu après l’accession d’Angela Merkel à la chancellerie allemande, Jaroslaw Kaczynski s’était interrogé sur les  » forces obscures  » qui auraient porté au pouvoir une femme issue de l’ex-RDA…  » Dans l’esprit des ultraconservateurs, poursuit Friszke, la vie de notre pays se résume à une longue série de complots. L’avion présidentiel du frère jumeau de Kaczynski s’écrase en Russie en 2010 ? Complot ! L’UE lance une enquête sur le respect de l’Etat de droit en Pologne ? Complot ! Un historien a enquêté sur l’assassinat de juifs par des Polonais durant la Seconde Guerre mondiale ? Complot !… Une telle vision du monde peut faire sourire, mais elle convient à de nombreux Polonais, car elle leur permet de se décrire en victimes innocentes de sombres machinations. Pour le PiS, la vérité est d’une importance secondaire. L’important, c’est d’imposer un roman national séduisant.  »

Dans cette démocratie récente, l’opération réussit plutôt bien.  » L’histoire est une matière facultative au baccalauréat, et nous disposons d’une seule année pour passer en revue toute la période postérieure à 1918, confie Ireneusz Wywial, professeur dans un lycée de la capitale. Surtout, personne ne nous a préparés à enseigner les événements des années 1980.  » En Pologne – de même que dans l’Espagne postfranquiste au milieu des années 1970 -, la transition politique a été négociée entre les pragmatiques de l’ancien régime et les partisans de la démocratie.

Les jeunes plébiscitent les discours simplistes de l’extrême droite

 » C’est notre grande fierté, souligne Konstanty Gebert, journaliste depuis l’époque de la presse clandestine. Pourtant cela crée un problème. En arrachant le départ pacifique des communistes et des élections semi-libres dès juin 1989, les Polonais ont accompli un exploit extraordinaire… mais cela ne fait pas rêver les plus jeunes, qui ignorent largement le contexte de l’époque. Avec le recul, il nous manque la prise de la Bastille !  » Les partis d’extrême droite sont largement majoritaires parmi les moins de 25 ans, qui apprécient leurs discours simplistes.

 » Ma génération porte une part de responsabilité dans l’évolution de la Pologne, reconnaît Anna Pszczolowska, avocate, la soixantaine. Nous avons grandi dans un monde où l’idéologie était omniprésente. A l’époque communiste, les slogans politiques étaient partout : dans les journaux, dans la rue et jusque sur les étiquettes des bouteilles d’eau ! Quand les patates venaient à manquer dans les magasins, la télévision expliquait que les Américains avaient infecté nos champs de pommes de terre… Avec la chute du communisme, il y a vingt-cinq ans, je suis heureuse de pouvoir enfin penser à autre chose. C’est une liberté que j’ai acquise, mais elle m’a rendue plus égoïste. Nous, les Polonais, nous avons sans doute perdu une part de notre vigilance. Au fond, nous sommes un peu fatigués.  »

De notre envoyé spécial Marc Epstein avec Anna Husarska Photos : Witold Krassowski pour Le Vif/L’Express

 » Dans l’esprit des ultraconservateurs, la vie de notre pays se résume à une longue série de complots  » Andrzej Friszke, historien

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