Pourquoi Lahaut devait mourir

Haro sur les  » vilains cocos  » : orchestrée sous couvert de guerre froide, l’hystérie anticommuniste devient un pousse-au-crime. Le 18 août 1950, elle désigne le président du Parti communiste aux balles de tueurs restés impunis. Pourquoi tant de haine ?

Bon communiste, Julien Lahaut est un communiste mort au soir du 18 août 1950. Froidement liquidé par un commando de tueurs, sur le seuil de son domicile à Seraing. Assassinat politique sans précédent, demeuré impuni, commis au nom d’une cause restée longtemps obscure. Jusqu’à ce qu’au terme d’une ultime enquête scientifique, le crime puisse enfin être signé, son mobile démasqué, ses commanditaires approchés au plus près (1).

Le député-président du parti communiste n’a pas payé de sa vie le  » Vive la République !  » lancé, depuis les bancs communistes, au visage du jeune prince royal Baudouin occupé à prêter serment devant le Parlement, le 11 août 1950. Ce n’est pas la Question royale mais la guerre froide, dans sa phase anticommuniste la plus virulente, qui a eu la peau de Julien Lahaut.

Personne ne se manifeste pour revendiquer le forfait. Le message délivré par les assassins se veut une sinistre piqûre de rappel à l’intention des élites politiques : le communisme ne passera pas, à aucun prix. Lahaut était le premier à devoir mourir pour l’exemple. Son élimination n’était que  » l’exécution d’un traître  » inféodé à Moscou. Frapper ce dirigeant communiste, non pas le plus influent mais le plus populaire, c’était faire acte de patriotisme.

Au milieu de l’indignation générale, noyées dans le chagrin et l’émotion sincères, se versent aussi des larmes de crocodile. Les assassins de Lahaut ne se sont pas aventurés en terrain hostile. Ils pouvaient compter sur le soutien ou des sympathies haut placées dans l’industrie et la finance, dans les milieux politiques, au sein de la magistrature. Sur des complicités et des protections dans les milieux d’une enquête policière qui sera proprement sabotée.

Il n’a jamais fait bon être communiste en Belgique. La peur du  » rouge  » et de la Russie bolchevique  » se manifeste avant même qu’un parti communiste belge ne se crée, en mai 1921 « , recadre l’historien et spécialiste de la question communiste, José Gotovitch (ULB).Dès 1923, cette hantise obtient son mégaprocès, intenté contre quinze dirigeants communistes pour un prétendu complot contre la sécurité de l’Etat. Magistral coup dans l’eau : au final, l’acquittement aux assises est général. Mais le décor est planté :  » Le Parti communiste devient une force plus fantasmée que réelle.  »

La Seconde Guerre mondiale et son dénouement viennent brouiller les pistes. L’Union soviétique de Staline, victorieuse dans le camp des Alliés, sort du conflit la tête haute. Auréolés de leur contribution à la victoire sur le nazisme au sein de la Résistance, les communistes planent à l’heure de la Libération,  » heureux de ne plus être à la marge de la société « .

Le Parti communiste est en vogue. Passe de 12 000 membres en septembre 1944 à 103 000 adhérents revendiqués en août 1945. Capte 300 000 voix (12,68 %) et décroche 23 sièges au Parlement en février 1946, lors des premières élections de l’après-guerre. Le voilà devenu une force politique avec laquelle le pays doit compter. Qui goûte au pouvoir, en plaçant quatre ministres communistes au sein des gouvernements qui se succèdent entre 1944 et 1947.

Ce parti n’a rien de bien révolutionnaire. Il se plaît à déjouer les intentions malveillantes qu’on lui prête. A la Libération,  » pas de drapeaux rouges sur Bruxelles « , signale Martin Conway, historien à l’Université d’Oxford (2). Les communistes affichent leur volonté de rester dans les clous de la démocratie parlementaire et même de jouer la carte du redressement de l’économie capitaliste. Comme le résume José Gotovitch,  » le Parti communiste n’ambitionne pas la prise du pouvoir mais la participation au pouvoir « .

De bien gentils  » cocos  » ? L’establishment n’en croit pas un mot. Démocratisation accélérée, gauche au pouvoir, monarchie en crise, montée en puissance des syndicats.  » Une partie de l’ordre établi estimait ses privilèges menacés. Ce n’était pas à cette Belgique qu’aspiraient les anticommunistes « , souligne le rapport d’enquête sur l’assassinat de Julien Lahaut.

Le répit offert aux communistes sera de courte durée, leur retour en grâce, pure illusion. La droite catholique n’a jamais baissé la garde et la machine anticommuniste clandestine déploie sa toile. José Gotovitch y recense du beau monde :  » une frange importante de l’Etat et de ses polices, des magistrats, des secteurs importants de l’armée, des milieux politiques « . Et, en guise de banquiers occultes, le gratin de l’industrie et de la finance : Société générale, Brufina, Union minière.

Le climat international devient polaire. Sur fond de guerre froide, Est et Ouest sont à couteaux tirés. C’est plus qu’il n’en faut pour relever le niveau d’alerte rouge.

Mission : briser le Parti communiste. Dès l’automne 1944, les piliers de sa puissance au sein de la Résistance ont été désarmés. Churchill himself, le Vieux Lion britannique, s’est chargé d’agiter le chiffon rouge en faisant gober à l’opinion publique une pseudo-tentative de putsch communiste déjouée de justesse en Belgique.

Il reste à isoler le parti de la population, en ruinant son prestige et son capital de sympathie. Il devient de bon ton de dépeindre les communistes en agents d’une cinquième colonne, complices du méchant ours soviétique.

Le Parti communiste creuse sa propre tombe en s’alignant sur Moscou, le doigt sur la couture du pantalon. Mars 1949, veille de la signature à Washington du Pacte atlantique, l’acte fondateur de l’Otan : Edgard Lalmand, secrétaire général du parti, franchit la ligne rouge. Le comité central du PC est saisi de la question qui tue : que feront les communistes belges en cas d’agression soviétique ? Même enrobée d’un tas de  » si  » comme autant de conditionnels, la sentence du leader est renversante :  » Si l’Armée rouge, refoulant devant elle les agresseurs impérialistes, arrivait sur notre sol, nous serions heureux et fiers de pouvoir nous trouver parmi les masses innombrables de travailleurs qui salueraient de leurs acclamations les soldats de la libération.  »

Les communistes offrent un acte de trahison sur un plateau d’argent à leurs adversaires. Le pouvoir établi se décrète en état de légitime défense.

L’Eglise catholique intensifie sa croisade. Malheur aux chrétiens qui cèderaient à la tentation communiste : ils seront excommuniés, comme le sont les communistes sur décision pontificale prise en juillet 1949. Le cardinal Van Roey, primat de Belgique, martèle l’interdit :  » Un chrétien n’a pas le droit de lire la presse communiste.  »

Les socialistes ne sont pas les derniers à participer à la curée. Ils vouent aux communistes une haine cordiale. Entre frères ennemis au sein du mouvement ouvrier, pas de quartier ni d’états d’âme. L’occasion de liquider un dangereux concurrent sur la gauche est trop belle.

Alors que la FGTB nettoie ses rangs en décrétant la fin de l’immixtion du PC dans le mouvement syndical, l’homme fort du Parti socialiste, Paul-Henri Spaak, atlantiste convaincu et proaméricain déclaré, tire à boulets rouges sur les  » camarades  » d’en face. Et les désigne à l’opprobre général :  » Jamais les communistes belges n’ont eu la volonté de défendre la Belgique contre les nazis. Jamais ils ne se sont sentis solidaires de leur pays attaqué, vaincu, occupé.  »

Incitation au meurtre

L’entreprise de diabolisation ne va pas sans dégâts collatéraux. Isabelle Blume, pasionaria de la cause pacifiste, se heurte à la stratégie de son parti. Positions hostiles au réarmement allemand et au Pacte atlantique, proximité avec la mouvance communiste, refus de rentrer dans le rang : son compte est bon. Isabelle Blume est exclue du parti en mai 1951. Soixante-quatre ans de bannissement, avant une providentielle réintégration post mortem de la militante. Ou plutôt : un retour au bercail cyniquement orchestré par le PS d’Elio Di Rupo, soucieux de se racheter une conduite à gauche depuis qu’il a retrouvé l’opposition.

Juin 1950, la Corée s’embrase. La psychose de guerre coïncide avec la phase la plus virulente de la Question royale, interminable bras de fer entre adversaires et partisans du retour sur le trône de Léopold III. Cocktail explosif : léopoldistes acharnés et fervents anticommunistes ne font généralement qu’un.

Le communiste devient à double titre un homme à abattre. La guerre des mots ne suffit plus. Attentats à la bombe et saccages des locaux du PC, tabassages de militants en rue : il y a de l’incitation au meurtre dans l’air. Elle mène au passage à l’acte sur Julien Lahaut, le 18 août 1950.

Acte prémédité, mûri de longue date puisqu’un  » contrat  » courait sur la tête du leader communiste dès 1948. Le commando de tueurs est issu d’un réseau de renseignement privé anticommuniste dirigé par un certain André Moyen, un indic’ de la sûreté militaire et un as des coups tordus, qui a pour bailleurs de fonds les grands noms de la finance : la Société générale, Brufina. Sont-ils les commanditaires ?  » La question de savoir si les assassins ont agi sur ordre est moins importante. C’est le système qui a tué Lahaut « , relèvent les auteurs de l’enquête sur l’assassinat.

 » Les instructions les plus strictes ont été données afin que, avec la plus grande énergie, soient poursuivis les auteurs de cet acte abominable « , clame devant la Chambre, au lendemain de l’attentat, le PSC Joseph Pholien, Premier ministre depuis deux jours à peine. Voeu pieu. Son gouvernement intégralement catholique, aux affaires d’août 1950 à janvier 1952, inscrit une tout autre traque à son agenda : la guerre totale à la subversion. L’anticommunisme primaire est alors très tendance. Singulièrement aux Etats-Unis, frappés de paranoïa antisoviétique aiguë.

L’air du temps inspire Joseph Pholien. Devant cette même Chambre des représentants, le Premier ministre décrète le parti de feu Julien Lahaut d' » élément étranger dans la patrie « . L’organigramme du PC, ses réseaux, ne doivent plus avoir de secret pour les services de sécurité de l’Etat. Flicage, visites domiciliaires, suivi des réunions politiques, taupes infiltrées : les militants communistes sont serrés de près.

 » Big Brother  » tend l’oreille jusque dans les ministères, les entreprises publiques, les cours et tribunaux. Fonctionnaires et magistrats se retrouvent à la merci d’un arrêté-loi adopté en février 1951 : leur est interdit  » toute affiliation ou tout soutien à une organisation qui poursuivrait la destruction de l’indépendance du pays ou menacerait sa sécurité « . Du sur-mesure pour détecter les éléments déviants. Deux directeurs généraux de la Sabena sont ainsi limogés pour accointances avec la subversion.

Henri Buch, conseiller d’Etat, vit aussi des moments difficiles. Son CV de militant et de résistant communiste est à lui seul un acte d’accusation. Il suffit à éveiller les soupçons du procureur général Camille Pholien. Le frère du Premier ministre PSC croit avoir ferré un gros poisson : Henri Buch, nommé au Conseil d’Etat sur le quota alloué au Parti communiste, enseigne aussi l’économie politique à des militants communistes. Le voilà pris la main dans le sac. L’enquête a beau se dégonfler, le magistrat écope de six mois de suspension.

Tracasseries, vexations, mutations ne restent jamais sans réactions. La résistance syndicale et politique contribue à éviter une chasse aux sorcières à l’américaine.

La CIA met son grain de sel. A son instigation, un comité ministériel de Défense voit le jour en août 1950, dans le plus grand secret. Le sujet est touchy : cet organe gouvernemental fournit la base légale à la participation belge à des actions clandestines ou secrètes face à la menace soviétique. C’est la porte ouverte à l’implantation de réseaux clandestins  » dormants  » de résistance, dits  » stay behind « . Ils ne feront parler d’eux que bien plus tard. A l’aube des années1990, à l’ombre de la ténébreuse affaire Gladio.

Une fausse menace

1952, la croisade anticommuniste perd en intensité. Mission accomplie. Marginalisée, la puissance communiste ne se relèvera jamais des coups portés. Mais surtout, cette menace n’en a jamais été réellement une.  » Il n’y eut jamais, dans la Belgique d’après-guerre, d’occasion manquée de déclencher une révolution communiste « , affirme Martin Conway. Jamais un projet de  » Grand Soir  » n’est sorti des tiroirs.

Parole d’experts : le Parti communiste belge est  » un des plus faibles partis communistes d’Europe « , renseigne un rapport de la CIA de l’époque. Entre-temps, la peur bleue du  » rouge  » a fait son office. Elle a justifié un zèle et une violence dans l’acharnement mis à liquider un mouvement politique, qui restent sans équivalent. Même minorisé, le Parti communiste a continué  » à être la cible d’une hostilité disproportionnée de la part de l’Etat et des autres partis « , relève l’historien d’Oxford, pour qui  » la détermination à contrer le communisme en Belgique ne prit forme aussi précoce et aussi nette dans pratiquement aucun autre pays d’Europe occidentale « . 18 août 1950 : Julien Lahaut n’est pas mort par hasard.

(1) Qui a tué Julien Lahaut ?, par Emmanuel Gérard, Widukind De Ridder et Françoise Muller, Renaissance du livre, 352 p.

(2) Les chagrins de la Belgique, par Martin Conway, Crisp, 527 p.

Par Pierre Havaux

Le socialiste Spaak :  » Jamais les communistes belges n’ont eu la volonté de défendre la Belgique contre les nazis  »

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