Pourquoi De Wever se prend pour Luther

Le leader N-VA s’est identifié au célèbre moine allemand qui a mis le feu à l’Eglise et brisé son unité, voici cinq siècles. Ce n’est pas un hasard. Mystique, réformateur, persécuté, roi de la com’ : Martin Luther a tout pour plaire à Bart De Wever.

Anvers, 2 février 2014, grand-messe de la N-VA. Bart De Wever a encore rendez-vous avec l’Histoire.  » Je suis ici, et je ne puis faire autrement « , attaque l’orateur du jour. Qui rend aussitôt à César ce qui appartient à César : ce propos n’est pas de lui. Il a très exactement… 493 ans. Vite fait, bien fait, le nouveau pasteur du nationalisme allemand rafraîchit la mémoire de ses ouailles :  » Je me réfère à la réponse de Luther à la diète de Worms en 1521. Voilà ce que Luther a répondu au pouvoir traditionnel qui exigeait de lui qu’il renie sa croyance, sous peine de jeter sur lui l’anathème. Ne pas plier exige de la conviction et du courage. Nous sommes réunis ici, avec cette conviction et ce courage.  »

Quand l’historien De Wever se mesure à une grande figure du passé, il ne fait pas les choses à moitié. Celui que le président de la N-VA prend à témoin pour exhorter le peuple flamand à serrer les dents et les poings, est un calibre. Une pointure dans la riche galerie des persécutés qui ont su inverser le cours de l’Histoire. Martin Luther : De Wever ne pouvait trouver mieux. Le moine réformateur refait d’ailleurs surface dans le discours présidentiel :  » Celui qui ne veut pas changer nous diabolisera. Comme Luther jadis, ceux qui aujourd’hui sont assis sur un trône feront tout pour nous faire brûler par le peuple comme hérétiques.  »

Entre l’apôtre flamand du Verandering, du Changement, et le grand mystique réformateur du XVIe siècle, le courant passe au travers des siècles.

Mystique angoissé

Il frôle la mort lors d’un violent orage. Ce traumatisme le conduit à entrer en religion. La question du salut de l’âme se met à tourmenter Luther. Il se persuade que seules la foi et la grâce divine sauvent. Des crises mystiques et morales entament la joie de vivre de ce sanguin, amateur de plaisirs terrestres comme l’atteste son embonpoint.

Bart De Wever a volontairement perdu sa rondeur physique et sa bonhomie. Il a gagné en posture pénétrée par un sens aigu du devoir, comme habité par une mission de toute évidence peu banale.  » Il n’est pas courant qu’un homme politique belge se réfère à un personnage de l’Histoire pour se grandir lui-même. Se comparer à quelqu’un comme Luther, c’est exprimer le sentiment d’être hors normes, d’être un homme du destin « , explique Pascal de Sutter, psychologue politique.

Un traumatisme, familial celui-là, est sans doute passé par là. Un grand-père inquiété à la Libération pour appartenance au VNV, parti de la collaboration allemande ; une première manif contre la scission de BHV à l’âge de 3 ans, juché sur les épaules paternelles : Bart De Wever est tombé dans le nationalisme flamand quand il était petit. A ce stade de son existence, ce n’est sans doute pas tant le salut de son âme qui le tracasse. Mais plutôt l’avenir de la Flandre qui l’obsède.

Ce combat vaut bien une touche mystique.  » Mon speech était un peu messianique « , confessait le président de la N-VA à l’issue du congrès anversois.

Réformateur entêté

Dépravation,corruption des moeurs, trafic d’indulgences pour le rachat des péchés, rites sclérosés. L’Eglise et son business font honte au moine augustin Luther. Sa révolte le pousse à se dresser contre  » la rouge prostituée de Babylone  » qui persiste à se vautrer à Rome.

L’Eglise ne capte pas les signaux. Vingt ans avant le coup de force de Luther, un autre moine, le dominicain Savonarole au pouvoir à Florence, avait déjà mis au défi le Saint-Siège, alors aux mains des Borgia, de se racheter une conduite. Le redoutable prédicateur finit sur le bûcher, et Rome se passa d’un examen de conscience. Jusqu’à ce que Luther mette le feu à la toute-puissance catholique et vienne à bout de son unité.

Paresse, assistanat, transferts financiers injustifiés, clientélisme. La Flandre ne cesse de pester contre les vices qu’elle impute au système belge, contre les errements qu’elle reproche à la  » Wallonie rouge « . Jusqu’à ce que, lasse d’espérer, cette Flandre s’entiche d’un homme providentiel qui se dresse face aux francophones incorrigibles, prêt à mener la Belgique au schisme s’il le faut.

 » La Réforme fut d’abord une réponse religieuse à une grande angoisse collective « , résume l’historien français Jean Delumeau. Luther a capitalisé sur l’inquiétude du siècle. De Wever surfe sur les peurs du lendemain.

Roi de la com’

Octobre 1517, Luther frappe un grand coup : sur les portes d’une chapelle de Wittenberg, il placarde une condamnation du négoce d’indulgences. Le prieur local n’imagine pas faire le buzz. Il se trompe : le retentissement de ses 95 thèses est immédiat aux quatre coins de l’Allemagne. Miracle de l’imprimerie, nouvelle technologie de la communication. Luther saisit les ressources qu’il peut en tirer pour court-circuiter la censure des élites.

Au diable les gros livres qui mettent des semaines ou des mois à se fabriquer ! Luther et ses partisans misent sur des pamphlets courts, imprimables en un ou deux jours. Vendeurs itinérants, colporteurs, prêcheurs ambulants, font office de réseaux sociaux.  » Ce fut la surabondance, la cascade de titres, qui a créé l’impression d’une marée, d’un mouvement imparable de l’opinion, d’une force irrésistible « , explique Andrew Pettegree, grand spécialiste britannique de la Réforme.

Luther superstar. Découvreur de formules qui font mouche et de l’image qui frappe, adepte du parler vrai et simple, doué d’un esprit d’à-propos, non dénué d’humour moqueur. Le moine pensait à tout, y compris à user de l’allemand pour se faire comprendre du plus grand nombre.

De quoi bluffer cet autre grand communicateur qu’est De Wever, amateur de coups fumants qui affolent les médias. Dans un billet d’humeur qu’il consacre aux  » médias, danger pour la démocratie « , il lui tire son chapeau :  » Lorsque Luther cloue ses prises de position sur la porte de l’église de Wittenberg, toute l’Allemagne les lit endéans les quinze jours. Le pouvoir de la langue de l’élite, le latin, était ainsi défié par les langues populaires qui pouvaient se développer grâce à l’imprimerie. Cela signifiait la démocratisation de la vie publique.  » Le mouvement flamand en sait quelque chose : il a lui aussi dû batailler contre cette autre langue des élites qu’était le français, pour pouvoir rallier le peuple flamand.

Persécuté jusqu’au-boutiste

Le succès attire les ennuis. Luther se met à dos l’Eglise, qui tremble sur ses bases, puis Charles Quint, l’empereur très catholique qui voit d’un très mauvais oeil ce facteur de division en Allemagne. Le moine est sommé de s’expliquer devant la diète de Worms en 1521. Enhardi par le soutien populaire, il refuse de se rétracter, est excommunié mais, fort du sauf-conduit qu’il a pris soin d’obtenir, il échappe au bûcher.  » L’ennemi public numéro un  » poursuit son combat. Un martyr comme De Wever les aime.  » Oui, nous sommes en effet des hérétiques, nous sommes en effet dangereux « , a-t-il tonné lors de son  » speech messianique « . Luther, sors de ce corps…

 » Apprenti-nationaliste  »

L’Eglise est universelle, ne connaît pas de frontières ?Luther lui oppose les droits de la nation allemande. La petite noblesse germanique s’enthousiasme, prend fait et cause pour le religieux lorsqu’il est mis au ban de l’Empire.

Prêcher, célébrer, chanter en allemand, dans la langue de la conscience collective :  » Luther défend le principe de l’unité par la langue. Sa réforme affirme le fait allemand face à une culture latine, qui est alors celle des Borgia ou des Médicis, et qui est jugée décadente « , explique Monique Weis, chercheuse au Centre interdisciplinaire des religions à l’ULB. La machine et lancée :  » L’esprit de la Réforme luthérienne s’est, dès l’origine, confondue avec la conscience nationale allemande « , relève le germaniste Jean-Edouard Spenlé.

Ce moine, en sapant l’unité religieuse de l’Allemagne, contribue à son morcellement politique mais pas à son unité linguistique. Luther déplace le centre de gravité : De Wever rêve d’en faire autant.

 » Réac’  » anti-establishment

Luther n’a rien d’un révolutionnaire, ni d’un anarchiste. C’est l’absurde routine de l’ordre établi qui lui déplaît, surtout quand il n’en voit plus la nécessité. Des princes aux artisans,  » l’homme du changement  » ratisse large.  » Progressiste  » par ses méthodes de prédication, mais  » conservateur  » par sa mystique médiévale qui fait peu de cas du libre arbitre.  » D’abord porte-parole du peuple contre les puissants, il se ligue ensuite avec les classes privilégiées et les princes contre la révolte des paysans. Le personnage est ambigu « , note Monique Weis.

Rien à voir, souligne Jean-Edouard Spenlé,  » avec une doctrine favorable à l’esprit libéral ou démocratique moderne  » : le luthéranisme,  » c’est un singulier mélange de tendances réactionnaires et d’audacieuses nouveautés, de mysticisme et de brutalité « . Il y a du Bart De Wever dans tout cela.

Apôtre du travail et de l’effort

 » Luther condamne la spéculation et l’usure, mais considère que gagner licitement de l’argent résulte de l’engagement et de la compétence au sein d’une profession « , explique Bruno Colmant, professeur en économie et en finance. Le sens de l’effort, core business de la vision du moine :  » L’homme doit s’abrutir par le travail pour rester écarté de toute tentation. Pour le protestant, le repos dans la possession est inopportun, car le travail est précieux. Chaque heure soustraite au travail ne concourt pas à la gloire divine.  » Ni aux intérêts matériels de la Flandre, chers à Bart De Wever.

Luther, De Wever : deux convaincus jusqu’à l’entêtement que l’état de la société dans laquelle ils vivent ne peut plus se satisfaire de ce que les pouvoirs en place imposent, proposent, disposent. Cela crée des liens.

La pensée allemande de Luther à Nietzsche, par Jean-Edouard Spenlé, Ed. Armand Colin.

Economie européenne L’influence des religions, par Bruno Colmant, éd. Anthémis.

Par Pierre Havaux

 » Se comparer à quelqu’un comme Luther, c’est exprimer le sentiment d’être hors normes  »

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