Pour une médecine du travail sportif

Chargé d’un cours d’éthique sportive à l’UCL, le Pr Hervé Pourtois pense que la lutte contre le dopage passe par une protection sociale et médicale de ces travailleurs peu ordinaires (quoique !) que sont les athlètes… Rencontre

Le Vif/L’Express : Contre le dopage, deux arguments sont le plus souvent invoqués. Le premier renvoie à l’idée de tricherie. Le second fait référence à la santé publique. D’un côté, c’est l’équité sportive que l’on dit mise à mal. De l’autre, c’est le danger pour la santé des sportifs qui est pointé du doigt.

Hervé Pourtois : Je pense personnellement que le deuxième argument est le plus fort. L’autre argument, celui de l’équité, bute sur l’objection selon laquelle les substances dopantes sont accessibles à tout un chacun.

Pourtant, tous les sportifs n’ont pas les moyens de se procurer les produits en question…

Certes, mais cet argument semble, lui aussi, difficilement recevable, parce qu’on peut l’appliquer à d’autres facteurs de compétitivité, comme le matériel.

Ne peut-on pas qualifier d’artificiel ce moyen de produire des performances sportives qu’est le dopage ?

Encore un argument éminemment problématique. Car le sport ne se conçoit pas sans artifices. Il est en soi une pratique qui n’a rien de naturel. Il n’est naturel ni de courir un  » cent mètres  » en moins de dix secondes ni de jouer au tennis. Le sport est par définition une pratique artificielle puisqu’elle est culturellement construite et située. Il suffit d’ailleurs de faire un peu d’histoire sportive pour s’apercevoir qu’à certaines époques pas tellement éloignées on estimait que l’utilisation de certains produits aujourd’hui considérés comme dopants était non seulement tout à fait acceptée, mais même encouragée. C’était le cas à la fin du xixe siècle pour la morphine ou d’autres substances qui étaient destinées à combattre la douleur ou éventuellement à accroître les performances. Leur usage contribuait à donner du sport l’image d’une discipline qui met le progrès technique et scientifique au service de la performance.

C’était une époque où on n’avait pas encore pris pleinement la mesure des séquelles physiologiques que l’on allait découvrir ultérieurement.

En effet. C’est ce qui me fait dire que l’argument de santé publique est l’objection la plus forte contre l’organisation systématique du dopage.

D’un autre côté, aucun athlète n’est forcé…

Théoriquement, non. Mais, en pratique, le monde sportif est aujourd’hui organisé de manière telle que si on ne produit pas de résultats probants, on n’a aucune chance de faire carrière et de vivre de son activité. Il y a une pression si forte qu’un sportif peut difficilement refuser de se donner tous les moyens pour grimper dans la hiérarchie.

Le problème ne se circonscrit cependant pas au petit monde des professionnels. Le dopage concerne les amateurs. Et de plus en plus…

Ce qui montre que la pression que j’évoquais est également culturelle : elle touche au culte de la performance et au besoin d’être le meilleur à tout prix.

Quels sont les moyens dont on dispose aujourd’hui pour lutter contre les pratiques jugées éthiquement indésirables ?

Manifestement, le moyen répressif n’est pas toujours le plus efficace. Je ne dis pas qu’il faut libéraliser complètement le dopage, mais il y a quelque chose à faire en matière de médecine du travail. Après tout, les sportifs professionnels sont des travailleurs d’un genre très particulier. Tout comme il existe une médecine qui vise à protéger les travailleurs contre les pressions des employeurs, il faut mettre les sportifs à l’abri de la contrainte des directeurs sportifs. Il serait donc judicieux d’organiser un suivi médical plus autonome pour assurer une position plus confortable à la fois aux médecins et aux sportifs. Actuellement, ces derniers sont contrôlés d’une part par les équipes, d’autre part par les fédérations et les organisateurs. Dans ce schéma, la médecine sportive officielle intervient essentiellement en termes de contrôle. Moi, je préconiserais un suivi médical plein et entier. Il s’agirait de faire bénéficier les sportifs de conditions de travail décentes et, notamment, de veiller à leur santé. Pas question, donc, d’envisager sous l’angle exclusif de la répression une lutte antidopage qui se doit de laisser une place substantielle au conseil. Qui plus est, celui-ci doit se concevoir de manière indépendante, ce qui suppose le recours à une institution publique ou, à tout le moins, à une entité publiquement organisée. Une telle entité s’appuierait sur des commissions de médecins, sur des dossiers médicaux et, en amont, sur un financement autonome qui pourrait, par exemple, s’abreuver à la source de cotisations en provenance des équipes, des sportifs, des fédérations et/ou des pouvoirs publics. En permettant par ailleurs d’aller dans le sens de la protection sociale via l’instauration d’un revenu minimum garanti ou d’une aide à la reconversion, un système de ce type serait particulièrement bénéfique à la toute grande masse des sportifs professionnels qui n’accèdent pas au statut de star. Ce qui n’empêcherait évidemment pas de recourir à des méthodes complémentaires : répression, prévention, sensibilisation en faveur d’un code de la pratique sportive mettant en exergue les dangers du dopage et du surentraînement…

Entretien: Christophe Engels

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