Pour un  » tribunal de l’entreprise « 

La réforme de l’organisation judiciaire patine. Mais l’auditeur du travail de Liège, Luc Falmagne, a sa petite idée. Pourquoi ne pas regrouper toutes les matières économiques, sociales et financières au sein d’une même entité ?

Le ministre de la Justice, Stefaan De Clerck (CD&V), a perdu tout espoir, fin 2009, de mettre sur pied le  » grand tribunal d’arrondissement  » dont il avait rêvé. Touché-coulé, le projet d’unifier sous une même coupole tous les tribunaux de première instance ! Pour le PS, en effet, il n’était pas question de sacrifier la  » spécificité  » des juridictions du travail sur l’autel d’une réforme abstraite, aux purs accents managériaux. Le Conseil national du travail, où sont représentés tous les partenaires sociaux, étaient du même avis. Le petit parti nationaliste flamand N-VA y a vu une obstruction typiquement francophone et a claqué la porte du groupe Atomium où cette réforme était censée être débattue.

L’idée d’un  » grand tribunal d’arrondissement  » traîne dans les cartons ministériels depuis le rapport de Charles Van Reepinghen, commissaire royal à la réforme judiciaire, en 1964. Sur le papier : une réforme logique, avec des lignes hiérarchiques bien nettes et des guichets plus visibles pour le grand public. Les responsables flamands de la magistrature (dits les chefs de corps) sont plus sensibles à ce modèle porté par le  » haut  » que les francophones, qui y voient en outre un risque d’atteinte à l’indépendance de la justice. D’où l’apparition de fortes tensions communautaires au sein de la magistrature, mais également entre les gagnants d’une telle réforme (les procureurs du roi) et les perdants (les procureurs généraux et les petites entités comme celles du travail ou du commerce).

Depuis lors, le ministre de la Justice s’est rendu aux arguments du Conseil supérieur de la justice, qui préconise d’entamer la réforme des institutions judiciaires sous l’angle de leur gestion, et non en touchant d’emblée au  » c£ur atomique  » de leur activité juridictionnelle. Pour Le Vif/L’Express, Luc Falmagne, auditeur du travail de Liège, esquisse une piste de modernisation de la justice.

Le Vif/L’Express : Dans le Standaard du 14 janvier, le criminologue flamand Brice De Ruyver, éminence grise de Johan Vande Lanotte (SP), puis de l’ancien Premier ministre Guy Verhofstadt (Open VLD), comparait les juridictions du travail à des  » ateliers protégés  » et pointait leur échec dans la lutte contre la traite des êtres humains. D’accord ?

> Luc Falmagne : Avec d’autres magistrats de référence, j’ai été entendu, le 24 février dernier, par la sous-commission de suivi du phénomène de la traite des êtres humains au Sénat. Pour ce que j’en connais de près, c’est-à-dire à Bruxelles et à Liège, cette matière est traitée de façon proactive et multidisciplinaire par les auditorats, qui en assument également les aspects  » blanchiments d’argent « . Filière brésilienne de main-d’£uvre illégale dans le secteur de la construction, en procès actuellement à Bruxelles, dossier de main-d’£uvre illégale turque employée sur des chantiers liégeois par une société bruxelloise, découverte d’indices de traite dans le secteur du nettoyage à travers divers arrondissements judiciaires… Les auditorats obtiennent des résultats qui permettent de mettre fin à des fraudes à la sécurité sociale et qui, très souvent, ont aussi un impact positif sur les finances publiques en termes de régularisation fiscale. Mais leur travail est moins médiatisé qu’un fait divers. D’où la méconnaissance, sans doute, de M. De Ruyver, auquel mon collègue de Gand, Danny Meirsschaut, a déjà répondu. Du côté wallon, en tout cas, nous sommes très attentifs à l’exploitation des travailleurs et aux pertes occasionnées à la sécurité sociale par le non-paiement des cotisations. Sur la base de mes dossiers, 15 % du travail n’est pas déclaré. C’est une perte importante pour la collectivité. Si une partie de l’argent fraudé pouvait être récupérée, nos soucis budgétaires seraient en partie résolus.

Est-ce la raison pour laquelle Carl Devlies, le secrétaire d’Etat à la Coordination de la lutte contre la fraude (CD&V), a décidé de créer une sorte de service de renseignement affecté à la lutte contre la fraude sociale ? Il espère en retirer 5 millions d’euros…

> L’idée est, en effet, de créer une sorte d’équivalent de l’Inspection spéciale des impôts (ISI), avec la police fédérale, les services d’inspection du travail, les Finances, etc., sous l’autorité d’un magistrat, pour mettre en commun des renseignements qui permettront de mieux lutter contre la grande fraude sociale qui, inévitablement, débouche sur de la fraude fiscale.

Les auditorats du travail sont donc en phase avec la politique gouvernementale. Mais un tel travail ne pourrait-il pas être assumé aussi bien au sein d’un parquet englobant l’auditorat qu’en défendant la spécificité de celui-ci en dehors du parquet ?

> Des exemples, dans le nord du pays, montrent que lorsque l’auditeur du travail est considéré comme un simple adjoint du procureur du roi, la spécificité de son action se dilue au bénéfice de la lutte contre la criminalité de droit commun. Vu la pénurie actuelle de magistrats, la tentation serait grande de piller les réserves des auditorats, au risque de perdre de vue l’objectif de la lutte contre les fraudes à la sécurité sociale. Je préconise au contraire de s’appuyer sur les spécificités de l’auditorat – proactivité et multidisciplinarité – pour créer un parquet socio-économico-financier, disposant en outre des compétences de l’environnement. Pour faire simple, à côté d’un  » tribunal de la famille « , on pourrait créer un  » tribunal de l’entreprise « , même s’il semble que cette dénomination fasse peur… Toutes ces matières économiques, financières et sociales ont, en effet, des points communs.

Comment les choses se passent-elles à Liège ?

> L’auditorat du travail et la section  » Ecofin  » du parquet du procureur du roi collaborent déjà grâce à un protocole d’échange d’informa-tions signé en 2009 et approuvé par le parquet général. Dans ce cadre, l’auditorat du travail assure des audiences Ecofin devant le tribunal du commerce. Nous sommes également à la recherche de la bonne échelle pour rationaliser le travail des auditorats du ressort de la cour d’appel de Liège, en accentuant la mobilité des magistrats. Pour sortir la réforme de la justice de l’impasse où elle se trouve actuellement, il faut, comme le suggèrent le Conseil supérieur de la justice et les représentants de l’ordre judiciaire du groupe Atomium, laisser les juridictions telles qu’elles sont, mais développer des synergies sur une base, surtout, géographique. Pour certains dossiers, la bonne échelle est celle des cinq ressorts de cour d’appel. Et dans les matières qui sont les miennes, des rapprochements sont possibles, et déjà en cours, sur la base de bonnes relations entre les personnes. Une telle réforme, basée sur l’examen des réalités de terrain, a plus de chance de réussir qu’une réforme purement managériale, imposée d’en haut et, de surcroît, sans les moyens pour la mettre en £uvre. Un exemple d’une fausse bonne idée : le ministre de la Justice a voulu aider les chefs de corps à sélectionner et à former le personnel administratif des tribunaux et des parquets, mais il ne leur a attribué qu’un spécialiste en ressources humaines par ressort de cour d’appel (NDLR : le ressort de la cour d’appel de Liège couvre les provinces de Liège, de Namur et de Luxembourg). S’il l’on arrive à éviter de telles demi-mesures, je suis persuadé que beaucoup de magistrats sont prêts à participer à la modernisation de la justice.

ENTRETIEN : MARIE-CéCILE ROYEN

 » 15 % du travail non déclaré : une perte importante pour la collectivité « 

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