Le pétrole donne à l’hypothèse d’un conflit armé en Irak une odeur écourante. Retour sur la stratégie des Etats-Unis, obnubilés par leur approvisionnement énergétique
Des hommes pressés. Moins d’une semaine après l’investiture du nouveau président américain, George W. Bush, une équipe de spécialistes (Energy Policy Task Force) est mise sur pied pour définir les grands axes de la politique énergétique de Washington. Muets sur la procédure et sur l’avancement de leurs travaux, ces experts, qui travaillent en toute discrétion sous la houlette de Dick Cheney, le vice-président des Etats-Unis, font d’autant plus parler d’eux qu’ils ne disent rien. De quoi susciter bien vite la curiosité et les questions insistantes des parlementaires et des médias. Quatre mois après sa création, l’Energy Policy Task Force achève son rapport de 170 pages. Intitulé Une énergie fiable, peu coûteuse et respectueuse de l’environnement pour l’Amérique du futur, il fait de la sécurité de l’approvisionnement énergétique la priorité absolue de la politique commerciale et étrangère des Etats-Unis. C’est, dans un premier temps, tout ce qu’on en saura.
Pour le moins courroucé, l’Office chargé de l’information du Congrès s’adresse vertement à la Maison-Blanche pour exiger la publication du programme arrêté par les experts et la liste des personnalités consultées dans le cadre de la préparation du rapport. Après de longs mois de résistance, Dick Cheney révèle enfin les noms de ceux qui ont été reçus en audience par l’Energy Policy Task Force: une bonne centaine de grands patrons et de lobbyistes du secteur pétrolier. Parmi eux, un certain Kenneth Lay, alors PDG du courtier en énergie Enron, dont la faillite frauduleuse ébranlera Wall Street. Consulté également: Jerry Jordan, qui dirige la très puissante fédération Independent Petroleum Association of America. Tout incite à penser que leurs diverses craintes et revendications ont été attentivement écoutées. Car l’administration Bush sent le pétrole à plein nez. Le président a travaillé durant une dizaine d’années au sein d’une petite compagnie pétrolière. Dick Cheney a longtemps oeuvré à la tête du géant Halliburton, premier équipementier mondial de l’industrie pétrolière. Condoleezza Rice était directrice au sein de la compagnie Chevron avant de décrocher la direction du Conseil national de sécurité, qui exerce la tutelle sur toutes les agences de renseignement. Le secrétaire au Commerce, Donald Evans, et le secrétaire à l’Energie, Spencer Abraham, sont eux aussi issus du sérail pétrolier. Et la liste n’est pas close…
Il faut dire que l’industrie pétrolière s’est toujours montrée généreuse envers les candidats à la Maison-Blanche, les républicains, particulièrement. Le lobby de l’or noir a ainsi versé, en toute légalité, quelque 26 millions de dollars à George Bush durant sa campagne. Or cet homme-là n’est pas un ingrat: il n’oublie pas ceux qui l’ont aidé à l’heure où la victoire n’était pas acquise. Il en administrera d’ailleurs la preuve en rejetant sans états d’âme le protocole de Kyoto, qui impose aux Etats de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et auquel le secteur industriel énergétique est profondément allergique.
L’Amérique « pétrolophage »
L’intérêt du gouvernement américain pour l’or noir ne se limite évidemment pas à cette reconnaissance de dette électorale. L’Amérique du Nord consomme 28 % de la production mondiale de pétrole. Entre 1986 et 1999, cette consommation a bondi de 18 % et elle devrait encore augmenter de 33 % dans les vingt prochaines années. A l’échelle planétaire, selon les calculs de l’Agence internationale de l’énergie, la consommation journalière mondiale de pétrole devrait passer de 72 millions de barils par jour en 2001 à 92 millions en 2010, et à 112 millions en 2020. Soit une augmentation colossale de 55 %! Enfin, entre 1986 et 1999 toujours, la dépendance des Etats-Unis par rapport au pétrole importé est passée de 33 à 50 %. C’est dire si cette matière première stratégique, principale source d’énergie, est de la plus haute importance pour l’économie américaine, en termes de volume d’approvisionnement, bien sûr, mais aussi en termes de prix. D’autant que George W. Bush est tenu de tenir sa parole: lors de sa campagne pour l’élection présidentielle, il s’est engagé à ne pas imposer d’économies d’énergie à la population tout en garantissant son niveau de vie. Sur un marché pétrolier menacé d’épuisement, à terme, cette promesse relève de la gageure.
Certes, les spécialistes ne s’entendent pas sur la date de l’assèchement des puits de pétrole. Un premier expert n’a-t-il pas affirmé, à tort, dès les années 1950, que l’exploitation des champs pétrolifères américains déclinerait à partir des années 1970? Aujourd’hui, tandis que certains analystes jurent que le pétrole ne devrait pas manquer sur la planète avant trente à quarante ans, d’autres assurent qu’il se fera plus rare dès 2005, sauf si de nouveaux gisements sont découverts entre-temps. « Les réserves prouvées sont suffisantes pour alimenter la demande croissante bien au-delà de 2020, avance l’Agence internationale de l’énergie. Mais des investissements massifs seront nécessaires pour les exploiter. » De toute évidence, le prix du baril devrait s’en ressentir, car les coûts d’extraction, sur des terrains de moins en moins accessibles, risquent de flamber…
Dans un tel contexte, les Etats-Unis, comme les autres pays, se préoccupent logiquement d’assurer leurs arrières énergétiques, d’autant que leurs réserves pétrolières (2,6 %) devraient s’épuiser à partir de 2010. Ils ont donc tout intérêt à s’entendre avec d’autres producteurs. Oui, mais… Les relations privilégiées que les Américains entretenaient avec l’Arabie saoudite (25 % des réserves mondiales et 10 % de la production mondiale) ont pris un sérieux coup de froid depuis les attentats du 11 septembre 2001: 15 des 19 terroristes impliqués étaient d’origine saoudienne, comme Oussama Ben Laden. La population arabe locale fait, en outre, de moins en moins mystère de ses sentiments antiaméricains. Ce n’est donc pas par hasard que les Etats-Unis s’emploient désormais à resserrer leurs liens avec d’autres producteurs pétroliers (Mexique, Canada) et investissent massivement en Russie, un marché prometteur.
Cela n’empêchera pas la production mondiale de pétrole, d’ici à quelques années, d’être majoritairement dominée par cinq pays du Moyen-Orient: l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, les Emirats arabes unis et le Koweït. Ensemble, ils contrôlent 65 % des réserves mondiales. Or les Etats-Unis, obsédés par l’idée de garantir leur approvisionnement en énergie, n’ont guère envie de dépendre, à l’avenir, de ces pays-là. D’autant que leur politique pro-israélienne renforce l’antiaméricanisme d’une partie de la population arabe.
Reste la solution irakienne. Certes, un conflit armé sur les terres de Saddam Hussein a d’autres raisons d’être que le pétrole. « Il permettrait d’écarter, d’une manière ou d’une autre, l’homme qui tient tête aux Etats-Unis depuis douze ans malgré l’embargo et diverses tentatives de renversement, explique-t-on au Centre d’études des crises et conflits internationaux. Il assurerait aussi la stabilité de la région, qui serait placée sous la supervision américaine, ainsi que la sécurité d’Israël », explique un politologue. Mais l’enjeu pétrolier pèse lourd: une victoire en Irak diminuerait la dépendance des Etats-Unis par rapport au pétrole saoudien et permettrait, grâce à des prix pétroliers sous contrôle, de maintenir le rythme actuel de la consommation énergétique américaine. » Sans parler de la voie royale ainsi ouverte aux compagnies pétrolières américaines, qui investiront promptement les champs pétrolifères irakiens, même en état de délabrement avancé actuellement. De l’art de faire d’une pierre 7 coups…
A sa manière, James Schlesinger, secrétaire à l’Energie sous la présidence de Jimmy Carter, ne dit pas autre chose. « Ce que les Américains ont retenu de la guerre du Golfe, c’est qu’il est beaucoup plus facile et plus drôle d’aller botter les fesses des gens du Moyen-Orient que de faire des sacrifices pour limiter la dépendance de l’Amérique vis-à-vis du pétrole importé. » Sans commentaire.
Laurence van Ruymbeke
« Il est plus facile de botter des fesses au Moyen-Orient que de faire des sacrifices en Amérique »